mardi 30 avril 2013

Max in Korsika



Jean-François Rosecchi évoque le "projet corse" de Sebald, celui de la rédaction d'un ouvrage d'histoire naturelle et culturelle de l'île, projet qui n'arriva jamais à son terme. Parmi les dizaines de milliers de touristes allemands venus visiter nos doux paysages il y eut, au milieu des années 1990, cet immense écrivain.


 Wilfried Georg Sebald est mort en 2001 sur une route d’Angleterre, à 57 ans, avec pour projet littéraire un écrit sur la Corse dont il est possible de lire aujourd’hui de larges ébauches (Campo santo, Actes Sud, Revue Fario, n°9 et 10). Le projet mûrissait depuis une dizaine d’années mais avait été ajourné au profit d’Austerlitz qui parut l’année même de sa mort. Max Sebald – le prénom par lequel il aimait être appelé, jugeant Wilfried Georg trop manifestement allemand - est un écrivain « atmosphérique », dont les digressions mélancoliques sont un tissu raffiné dans lequel se mélangent érudition, épisodes faussement autobiographiques, récits de vie, récits historiques et évocations géographiques… Max Sebald n’est pas un story teller, ce n’est pas tant un romancier, il entend plutôt donner vie à des voix dissimulées, ses pages évoquent souvent les pérégrinations d’un taiseux, attentif aux subtilités des vestiges, comme d’autres sont attentifs aux variations d’humeur des personnes, c’est comme si derrière toute trace, en apparence inerte, gisaient de terribles douleurs. La lecture de Sebald est une lecture exigeante, elle nécessite la patience du déploiement du sens, souvent tragique, dans l’apparente insignifiance des choses. Sebald est une musique qui s’installe lentement.
Il naît en 1944 sur la terre la plus bombardée du monde, un feu apocalyptique s’abattant sur les coupables, Hambourg, Dresde et Berlin. D’origine bavaroise, mais entretenant avec son pays des relations ambivalentes, on rencontre parfois dans ses pages la nostalgie d’une paysannerie à la Bruegel, celle dont on lui a racontée l’histoire enfant ; il faut lire l’admirable texte qui clôt Vertiges – intitulé Il Ritorno in patria - et qui décrit comment, après des décennies d’exil en Angleterre, un vieil homme, tel le chien d’Ulysse, le reconnaît à la manière dont il lève les yeux au ciel. Cette manière était celle de son grand-père.
On atteint, grâce aux errances érudites de Sebald et à ses portraits, aux ruines du monde et aux nostalgies dont la présence se découvre dans une galerie de spectres. Des spectres humains, des spectres d’objet, des spectres bienveillants et d’autres malveillants. Je me propose de suivre le fantôme de Max Sebald lui-même alors qu’il en chassait d’autres, lors de ses voyages dans l’île.

 Il n’est pas surprenant que l’écrivain allemand se soit intéressé à la Corse qu’il considérait comme un lieu fantomatique saturé de vestiges et comme une forme de condensat historique édifiant du processus de destruction, une sorte de paradigme du destin européen. Il croit voir dans cette île – à tort ou à raison ? – les survivances d’une société archaïque rencontrant brutalement le désordre moderne. Il se rendit par deux fois en Corse au milieu des années 1990 et on peut percevoir, dans les quelques pages éditées par la revue Fario, l’écho des actualités de l’époque. Sebald résidait à l’hôtel Les Roches Rouges de Piana à la fin de l’été 1995, au moment du point d’acmé des assassinats au sein du mouvement nationaliste, il évoque également les nombreux incendies de cet été macabre, une jeune serveuse brune qui regarde tomber la pluie au Café des sports d’Eviza (sic) en écoutant une cassette de propagande et la beauté désolée de l’intérieur du pays :
 J’avais espéré passer une belle journée en faisant une excursion dans la Castagniccia, mais outre une terre calcinée sur de vastes espaces, je n’aperçus avec effroi, dans cette contrée semble-t-il presque totalement désertée par l’homme et où seules, çà et là, comme dans un récit de Stifter, quelques maisons émergent de la végétation comme des forteresses, que les décharges d’ordures disséminées un peu partout, qui descendaient des routes en formant de larges ravinements et souvent s’accumulaient déjà en gigantesques moraines sur le fond des vallées, attendant eût-on dit, l’arrivée de la pyrale, voire le déclenchement d’une combustion spontanée. (…)
Savait-il qu’il traversait une région qui fut, dit-on, parmi les plus fortement peuplées d’Europe deux siècles plus tôt ?

Il faut un écrivain comme Sebald pour, en quelques lignes, exprimer une vérité si dense sur la propension à la destruction dont l’Europe est gravement malade, celle qui a conduit l’Allemagne, ce joyau de culture, à s’abîmer dans le pire des crimes. Et c’est comme si notre histoire à cette époque-là, ici, notre très lamentable histoire en l’occurrence, voilà presque vingt ans maintenant, se dévoilait tout exprès afin de lui inspirer ces mots : La haine blanche, le meurtre prémédité, la vengeance, perpétués de génération en génération, seraient, vus ainsi, une sorte de syndrome du cachot, une révolte des prisonniers contre eux-mêmes.
Un processus plutôt qu’un syndrome pourrait-on répondre à Sebald car, s’il est des individus à qui on prend leur mort, il en est de même pour les sociétés, là résident peut-être les sources d’une violence qui semblent ne pas vouloir se tarir, c’est Rilke – autre exilé vagabond, autre Kaspar Hauser - qui exprime admirablement les choses : Car voilà qui nous rend étrangère et ardue cette mort : qu’elle ne soit pas nôtre ; mort qui nous prend enfin parce que nulle en nous ne mûrit ; c’est pourquoi souffle un ouragan qui nous dépouillera (R.M Rilke, Livre d’heures)


Jean-François Rosecchi

Illustration : Albrecht Aldorfer, La bataille d'Alexandre (détail).