jeudi 20 juin 2013

L’immigrant

Jo Antonetti et ses rêves d'évasion. Enfin traduit par Biancarelli. Il en aura fallu du temps, mais le temps c'est de l'argent, disait le traducteur vénal. Donc Jo Antonetti qui nous parle de frontières, de fafs et de désespérance. Dans l'air de ces temps sombres.

Ça y est, j’y suis. Finalement j’ai réussi à franchir cette frontière, et cette fois c’est la bonne, je ne reviendrai pas chez moi. Je suis en paix aujourd’hui.

La première fois je m’étais fait rattraper par la « border patrol », on m’avait enfermé pendant des mois dans un camp pour immigrés, puis on nous avait renvoyés au Mexique.

La seconde fois j’étais passé sans difficultés, si l’on peut dire, j’avais travaillé comme journalier dans une exploitation agricole au Texas, j’y étais traité assez bien, et surtout on me payait quatre fois plus que dans mon trou perdu de Las Vacas. Et puis un jour, ils ont débarqué, armés, vêtus de tenues militaires, une dizaine de pick-up à toute berzingue, et j’ai vu la peur dans le regard de mes compatriotes, ils se sont mis à fuir, et eux qui nous tiraient dessus, nous qui nous enfuyions, au milieu de ceux qui tombaient, blessés ou morts. J’ai réussi à y échapper, on était deux, à courir comme des damnés, ou bien protégés des Dieux, peut-être ne nous avaient-ils simplement pas repérés, enfin on avait sauvé nos peaux.

— C’était qui ceux-là ? Pas la border patrol ?
— Comment tu sais ça ?
— Ils m’ont choppé déjà, et ils nous avaient pas tiré dessus.

Diego ne me répondit pas. Comment pouvait-il bien savoir qui étaient ces types, il avait pas vingt ans, et il s’était barré de son bled parce qu’il y crevait la dalle.
On marchait vers le sud, pour rentrer chez nous, retourner à la misère, retrouver la faim. Le premier soir, on a trouvé une baraque un peu à l’écart, Diego voulait pas y aller, il disait qu’on allait se faire allumer, moi je mourais de faim, je lui ai dit de m’attendre, je demanderais quelque chose à grignoter, et si ça se passait mal il n’aurait qu’à s’enfuir.

Il n’y avait qu’une femme dans cette maison, seule, elle nous logea, nous fit manger et nous expliqua qui étaient nos amis. C’était les Minute Men, une milice de citoyens américains qui voulaient lutter contre l’immigration, au début ils se contentaient de faire de la surveillance, et quand ils en prenaient un d’entre nous ils le transmettaient à la police, mais leur racisme latent les avait submergés. Déçus du peu de résultats des flics, ils étaient entrés dans une guerre folle et fanatique.

Alors on est retournés au Mexique. Une nouvelle fois. La dernière.

La troisième fois j’étais pas seul, Luis et Miguel m’accompagnaient, c’était deux amis de Las Vacas, des pères courageux qui affrontaient la frontière, la mort, pour donner à manger à leur famille. Enfin courageux… mon cul, quand on crève de faim, faut être inconscient pour prendre une femme et lui faire des gosses, inconscient et un peu malade pour aller trouver à bouffer dans un pays étranger qui ne veut pas de vous, et qui dresse un mur tout le long de la frontière, et où des simples citoyens – gavés de racisme et de sombre crétinisme – prennent les armes et vous tirent comme des lapins.

On avait franchi le Rio Bravo à la nage, et jusque là on avait échappé tant à la border patrol qu’aux miliciens. Cette fois, c’était la bonne, on avait franchi la frontière et j’étais convaincu qu’on reviendrait jamais en arrière. Personne me renverrait dans l’enfer de Las Vacas.

On marchait vers Eagle Pass quand ils nous sont tombés dessus. Ils n’ont pas tiré, ils nous ont juste menottés et hissés à bord des pick-up, mes compagnons me regardaient épouvantés.

— C’est des miliciens, ils nous emmènent à la police, on rentrera chez nous.

Un de ces enculés m’a frappé sur la tête avec son flingue.

— Parle anglais espèce de bâtard, t’es pas dans ton pays de macaques.

Ils nous ont emmenés dans un hangar paumé.
La nuit ils sont revenus, avec les tenues blanches du Ku Klux Klan, ils avaient même préparé des croix rituelles, celles qu’ils brûlaient quand ils tuaient les noirs.

— On va vous apprendre à rester chez vous, bande de bougnoules, ici on est en terre américaine.

Voilà, cette fois j’y suis. Je ne rentrerai jamais chez moi, je n’aurai jamais plus faim. Je ne souffrirai jamais plus.

Jo Antonetti

Illustration : Apaches Attacking, John Hampton, 1961