mardi 14 mai 2013

L'écume des jours




« On dit d'un fleuve emportant tout qu'il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l'enserrent. »
 B. Brecht

 « Les événements sont l’écume des choses dont les causes profondes résident dans l’ensemble du cosmos. »
 P. Valery


  Vous me demandez si j’ai des regrets ?

Bien sûr que je regrette.

Je regrette les teintes rousses de la hêtraie s’enflammant en automne, écharpe pastel au cou du San Petrone, émergeant, majestueux, de la mer de châtaigniers qui s’étend à ses pieds et sur laquelle il veille, tutélaire et bienveillant.
Dans son regard paternaliste qui embrasse la vallée jusqu’à la mer peut se lire la nostalgie des échos de vie, emplissant tous les villages nichés dans l’écrin végétal.

Je regrette aussi la luminosité si particulière de ces débuts de printemps, la lumière qui agrandit à l’infini ce ciel, le hennissement lointain de l’étalon rameutant la harde, les poulains de l’année rejoignant les juments à la hâte, puis le fracas des sabots de la horde dévalant au galop le flanc de la montagne avant de disparaître en contrebas, laissant derrière elle un nuage de poussière.
Et la silhouette altière de l’étalon revenant en arrière s’assurer que personne ne les suit.

Je regrette l’émoi sans cesse renouvelé provoqué par le silence assourdissant de la clochette s’étant tu au bord des fougères, les derniers cent mètres à parcourir, le cœur battant à tout rompre à cause de la fatigue, de l’émotion, la peur de ne pas arriver à temps, le regard resserrant le focus sur le setter, aplati, pétrifié, tous les sens aux aguets, et le vrombissement de la compagnie de perdreaux se levant devant le chien à l’arrêt.

Je regrette la rivière gonflée par les pluies de mars et la fonte des neiges, les premiers lancés dans l’eau vive, au pied de la cascade, juste dans les remous écumants, et le scintillement de la cuillère fendant les flots se confondant un court instant avec l’éclair argenté jaillissant du fond pour la saisir.
L’odeur de la menthe sauvage et de l’aulne en fleur, le crissement des bottes sur le sable grossier, la course funambule du gerris patinant à la surface de l’eau et le vol pataud du héron cendré.

Je regrette les reflets mordorés de sa chevelure enserrant le scintillement turquoise de ses yeux pétillants, son sourire carnassier, et dans son regard livre ouvert l’invitation faite à l’étreinte.

Je regrette le court instant du doute.
Les tempes battant à tout rompre.
La course saccadée du cœur dans la poitrine.
Le trac asséchant la bouche et faisant ruisseler les aisselles.
Le contact froid de l’acier qu’on peut percevoir à travers les gants.
Le geste machinal du chargeur qu‘on éjecte pour vérifier une dernière fois.
Une fois de plus.
Et qu’on réintroduit bruyamment dans son logement.
Le cliquetis mécanique de la culasse qu’on actionne.
Le téton de la sureté qui glisse.
Le poids rassurant du calibre.
Les bruits nous parvenant, lointains, atténués par le nuage cotonneux enchâssant notre esprit, nous entrainant vers l’ailleurs où nous voudrions être, les questions assaillant notre cerveau, et puis le bruit de la portière qui s’ouvre ou l’arrêt de la moto ou le bruit de nos talons sur le trottoir qui nous ramène à la cinglante réalité, la limpide et froide lucidité retrouvée, la sérénité nous envahissant, le calme domptant les émotions.




En dix-huit ans de prison, c’est toujours la même question qui revient sur les lèvres de l’ordre carcéral : « Regrettez-vous ? » Sans repentir, pas de libération conditionnelle. Sans soumission à leur chantage, pas d’espoir que les portes s’entrouvrent. …..
….Et chaque fois que les représentants de l’ordre moral, religieux, judiciaire, militaire et policier exigent de moi cette repentance, je comprends que le pourquoi ayant motivé ma lutte depuis le combat contre Franco demeure d’actualité.
Pourtant, ne croyez point que je ne regrette rien. Après dix-huit ans de prison, je regrette par exemple les parfums d’une forêt de pins après la pluie d’orage, les rues désertes à certaines heures crues de la nuit, les rires des camarades, ceux qui n’en reviendront plus et qui ne quittent jamais nos souvenirs, les cavalcades insurgées sous les grenades lacrymogènes et les balles sifflantes comme des guêpes… Enfin, pour vous dire que je regrette mille choses. Et décidément, « on peut regretter les meilleurs temps mais non fuir aux présents ». Ce n’est pas de moi mais de Montaigne.

(Jean Marc Rouillan. http://bordijol.over-blog.com/209-index.html page 28 juillet 2009)

Pierre Laurent Santelli

Illustration : Constellation d'Orion.