L'auteur nous mène aux trois points finaux dans une éclaboussure d'images sans coupure franche. L'invité du jeudi est Olivier Jehasse et ça se passe dans le sud de l'Espagne.
Bien sûr il y avait du soleil et
l’ombre se faisait rare malgré la douceur de l’air et le vague sentiment que la
journée aurait pu être belle s’il n’avait pas décidé de se rendre à la fête de
Ronda, ce petit village andalou qu’Hemingway n’a jamais pu connaître puisqu’il
était occupé par les armées du Franquito qui commençaient à peine à gagner
quelques batailles dans un pays déchiré par des idées magnifiques et horribles
de renversement du monde, de trahison, de révolution, d’anarchie et de beauté, « toutes
choses que les hommes aiment », voilà ce qu’il se disait en passant sa
chemise blanche dans son pantalon de toile noire, car on ne va pas voir mourir
un taureau, surtout le jour de la Fête
Dieu, jour magique entre tous, on ne va pas donc voir mourir un taureau habillé
comme un paysan de la montagne, bien que les montagnards, tout le monde le
sait, sont les plus coquets de tous les hommes, car ils savent bien que l’habit
fait le moine, d’abord parce qu’il séduit les femmes et un vrai caballero se
doit d’avoir une multitude d’aventures, s’il ne veut pas qu’on le prenne pour
une tarlouze dévergondée, qu’ils aiment tous chasser le soir dans les ruelles
obscures, en bas de la falaise, et ils savent donc que l’habit fait le moine, surtout
quand ils ont décidé de les couper en morceaux, car un moine mort, et de préférence dans d’atroces souffrances, c’est
la paix de l’âme assurée, enfin, c’est ainsi qu’ils pensent les montagnards, et
pas seulement à Ronda, mais dans toutes les montagnes où les moines sont venus
se perdre, croyant à la présence de Dieu au cœur intime des massifs imposants,
même si à Ronda, ils le pensent encore plus fort, parce qu’il fait chaud, que la
terre est sèche, que la guerre est là, même si elle est officiellement terminée
et que l’Andalousie tout entière fête le retour de l’ordre et du massacre
autorisé, parce que aussi les femmes
sont poilues et sentent la cannelle, toutes choses superbes et hideuses qui ont
toujours marqué l’esprit des hommes, car une belle mise à mort, cela a toujours
été le propre de l’homme, ou le sale, tout dépend du point de vue, et chacun
sait que le point de vue de chacun change avec la direction que prend son
regard, ce qui fait que le monde est immense et rempli d’odeurs putrides où se
mélangent aussi bien la douceur de l’air, l’odeur du cul des femmes, et les
roses, les roses, les milliers de roses en pétales soigneusement arrachés des
tiges, comme s’il fallait que les fleurs aussi subissent la torture, les roses
donc que ces cons d’habitants de Ronda
jettent à foison devant l’arène pour se persuader que faire un acte de
boucherie préhistorique est une fête grandiose, et chacun de nous sait qu’ils
ont raison, qu’il n’y a rien de plus exaltant que les boucheries sociales et
cérémonielles, et que, sans boucherie, les hommes, enfin les humains, ne
seraient pas ce qu’ils sont, cette sale chose que même les animaux redoutent,
sauf les chiens et les chats qui sont devenus leurs alliés les plus fidèles,
les chiens surtout, parce que les chats eux aussi ont su rester libres, comme
tous les habitants d’Espagne, qui au cœur de la guerre la plus atroce, dont ils
étaient les acteurs joyeux et consentants, prenaient le temps de fêter leur
vieille religion, celle de l’assassinat dansé, un art magique, qui les
poussait à endosser des chemises blanches pour se rendre aux arènes et
montrer à tous et surtout à toutes qu’ils sont des hommes, des caballeros, des
chevaucheurs de donzelles qu’ils méprisent profondément tout en leur fourrant
leur truc par tous les orifices qu’ils peuvent trouver, afin, non pas de se
sentir mieux, mais de montrer que rien ne vaut rien sinon adorer faire le mal,
faire du mal, et le mettre en scène devant des centaines de ploucs, qui sentent
la lavande voire autre chose, souvent d’ailleurs c’est la merde qu’ils sentent,
car s’ils lavent leur chemise, ils ne se lavent pas eux-mêmes dans ce putain de
pays où l’eau croupie ne sert qu’à faire pousser des framboises que des cons
d’Arabes cultivent et que des supercons de Hollandais et de Français mangent en
croyant rendre service aux prolétaires de ce coin pourri du monde, car les Hollandais
et les Français s’imaginent qu’ils doivent être bons, alors qu’eux aussi sont
juste bons à se faire croire ce qu’ils sont, pas grand-chose, comme il le
savait depuis toujours, lui qui avait bâti sa vie sur le meurtre et dont la
navaja était célèbre dans toute l’Espagne, même si, depuis peu, il l’avait
remplacée par un superbe Mauser qu’un espion boche lui avait vendu un soir dans
un bar, un boche qui depuis avait disparu, puisque la première balle de son
arme lui avait soigneusement traversé la cervelle en entrant dans son œil droit
et en sortant en plein milieu de sa nuque, un tir de près, très réussi, qui lui
avait beaucoup plu, même s’il regrettait parfois le sang qui gicle de
l’égorgement du pourceau à deux pattes, celui qui avait refusé de lui dire où
il cachait son or, alors qu’il l’avait tendrement attaché à une chaise, les
pieds posés sur les chenets de la cheminée où il avait fait ronfler un grand
feu, tout en violant sa femme devant lui afin de l’encourager, mais il n’y
avait eu rien à faire, alors il l’avait égorgé, ou encore les yeux enamourés de l’agneau qu’il
tuait selon le rite à chaque fête religieuse, pas par méchanceté, mais parce
qu’il fallait faire couler le sang du Christ pour expier toute cette misère
mentale et morale qui le fatiguait et l’obligeait ce matin à passer une chemise
blanche pour aller à l’arène assister à sa trois millième corrida, une corrida
qui devait être superbe et qui le fut, puisqu’en sortant de chez lui, il vit soudainement
danser une lumière au-dessus du ravin qui sépare la ville en deux, et qui la
fait ressembler, lorsqu’on arrive de Sevilla à un gigantesque sexe féminin, que
même Courbet aurait été en peine de peindre, et il s’écroula d’un bloc, percé
qu’il fut de trente coups de poignards, qui n’étaient pas ibériques, mais bien
teutons, car les Teutons sont peut-être cons, mais ils sont teigneux et
revanchards, et lui le Rondiano, lui si fier de son histoire et de sa culture, si
heureux de vivre en assassin reconnu, et bien, lui, ce con, il ne le savait
pas…
Olivier Jehasse
Illustration : Sebastian Droste et Anita Berber, Dark Fantasy Morphine (1922)