jeudi 31 janvier 2013

L’enfant-sirène


C'est l'histoire étrange d'un Léviathan qui s'échoue et que l'on met à mort. C'est l'histoire aussi d'un enfant énigmatique, dont les membres sont soudés et qui rêve de vitesse... C'est une nouvelle et c'est Dominique Giudicelli qui nous la propose, pour une deuxième contribution du jeudi. C'est Praxis Negra, toujours, qui clôture là son premier mois.

La coupure de presse, découpée dans le journal local et mise sous verre, est datée de juillet 1957. « Un rorqual abattu par un chasseur sur une plage du Cap ! » Le titre surmonte la photo d’une baleine échouée sur laquelle un chasseur prend la pose, le pied et la crosse sur l’animal ; à l’arrière-plan, la plage et un cabanon.
Le journaliste relate l’événement avec enthousiasme : apercevant une masse sombre qu’il prend pour un calmar géant, le plaisancier s’empare de ses jumelles et découvre, stupéfait, un cétacé échoué sur un ban d’algues ! Il saisit son fusil et se rue sur les rochers qui avancent comme un ponton dans la mer. Le rorqual dérive lentement vers la côte. L’eau n’est plus très profonde, le rorqual souffle bruyamment, il suffoque dans cette eau trop chaude et trop rare. Une vague un peu plus forte le dépose devant le cabanon, sur la plage où il semble avoir choisi de mourir. L’asphyxie est lente, le rorqual mugit sourdement. Le chasseur prend pitié : une détonation ; une gerbe d’eau rougie. Autour de la dépouille baigneurs et villageois s’assemblent, répétant, stupéfaits, que de mémoire d’hommes, on n’avait jamais vu cela…

L’article rédigé d’après les récits des badauds et du chasseur n’en dit pas plus. Ce qu’il advint ensuite, personne n’en fut témoin.
En pulsations lentes, le sang jaillissait du rorqual et nappait les galets. L’arête d’un rocher avait tranché la peau blanche de son ventre, ajoutant un sillon rouge aux rainures de sa gorge. Avec son sang, son âme s’écoulait. L’esprit de la baleine montait au-dessus de la plage, virant, voltant, cherchant où déverser la vie qui jusqu’alors enflait son corps et s‘exhalait en chants lancinants. Au milieu des hommes, près du grand ventre strié, un enfant-sirène se trémoussait d’impatience. Il aurait voulu lui aussi escalader la montagne de chair ; mais ses jambes mortes liées ensemble ondoyaient comme une queue et fouettaient le sable derrière lui.

Dans un violent élan de douceur, l’esprit du rorqual fondit sur l’enfant…


Sanglé à plat ventre sur un chariot, face à la baie vitrée, l’enfant attend que le vent d’Est soulève le voilage sur un pan de ciel mosellan. Les secondes s’égrènent, entassant les minutes et les heures d’un nouveau jour de néant. Pas de mots, pas de sons, pas d’images. Rien. L’ennui interminable de journées entières allongé sur le ventre, la nuque raide, l’estomac écrasé sous le poids des côtes, le cul à l’air pour que sèchent les escarres. Ici, on soigne ces plaies à grandes lampées de sang chaud, à jeun, chaque matin ; le corps s’indigne, et malgré la sangle qui le comprime, vomit à longs jets bruns l’immonde remède. L’enfant-sirène endure sa chair fossilisée, dans une solitude que seule une infirmière vient rompre par ses  soins : une sonde toutes les trois heures pour garder les draps propres, un repas toutes les quatre heures, et un suppo chaque jour pour vider tout ça …
Tous les soirs, l’enfant trace sur le mur un bâton, un par jour et un septième pour barrer les six précédents ; au matin, il s’éveille et les secondes reprennent leur chute lente, entassant les minutes et les heures d’un nouveau jour de néant. Pas de sons, pas d’images. Rien. Le dégoût de journées interminables passées sur le ventre à attendre le jour suivant.

Durant ses heures immobiles, les yeux grands ouverts dans le gris d’un jour incertain, l’enfant convoque  la lumière et le vent. Aux commandes d’une Chevrolet rouge, le volant d’acajou bien en main, il fait vrombir le moteur et résonner le klaxon. Il passe la première, s’élance… Se ravise : non, pas rouge ; aujourd’hui le bolide est jaune comme un soleil. L’Américaine bondit sur la route ; elle file, négocie les virages, crisse sur les gravillons au ras du ravin. L’enfant se saoule de vitesse, le souffle coupé. Il arrive au col, ralentit. De là-haut, on voit la plage ; il tente d’apercevoir son havre, son cabanon. Les yeux au ras de l’eau, les coudes plantés dans le sable, il reste là-bas des heures, à regarder flotter ses jambes dans le lagon. Les vagues montent lui lécher le ventre ; parfois elles lui sautent au visage comme un petit chiot. Il rit. Il y sera bientôt… Il connaît la route par cœur. Une fois, il l’a prise avec son vélocimane motorisée, un engin ramené de la guerre par un oncle amputé. Une épaisse couche de nuages bouchait l’horizon ce jour-là. Au col, l’orage qui menaçait avait éclaté en trombes furieuses; il faisait presque nuit… Un éclair ralluma le ciel. L’enfant tressaille, il est loin de chez lui, il n’a pas prévenu… Et le phare du vélocimane ne marche pas ; le réservoir est vide. Impossible de faire marche arrière, il faut descendre en roue libre jusqu’à la mer et attendre le jour au cabanon. Ensuite son père viendra…
Il a peur, aveuglé par les bourrasques, il manœuvre pour s’engager dans la pente ; l’engin s’ébranle, prend de la vitesse, fonce maintenant sur la route inondée, fendant des rivières de boue, des mares de terre jaune et des amas de pierres arrachées à la montagne ruisselante. Jouant du frein et du guidon, luttant contre les éléments, l’enfant traverse des hameaux déserts dans le jour finissant. Le voici sur la place du village où la pente est moins forte ; l’enfant-sirène actionne avec énergie la pédale à bras. Il mouline de toutes ses forces, passe le pont, et s’engage sous l’arche des chênes verts. À la lueur des éclairs, entre les branches détrempées, il distingue au bout du chemin sa plage. L’engin cahote, verse dans le fossé puant comme un tragone. Les dents serrées sur sa peur, l’enfant s’arrache à la boue qui l’abandonne avec un bruit de succion déçue. Il rampe maintenant, ondule, glacé d’épouvante, à plat ventre sur le chemin défoncé… Deux heures encore dans la nuit détrempée, le ventre en sang, les épaules percées par la pluie. À bout de forces, le portillon… Les mains gourdes, s’agripper, hisser, tirer ses jambes, sanguinolentes, de bois mort ; retomber, ramper, encore, dans les ronces, jusqu’à la fenêtre. La briser, basculer. Enfin dedans, pantelant, échoué.
Soufflant, expirant en pulsations violentes un air raréfié par la terreur, l’enfant suffoque. Son âme s’exhale, s’élève dans la chambre blanche, s’accumule dans les angles, s’empêtre dans les voilages gris, vire et volte et tournoie, et dans un violent élan de douceur, fond à nouveau sur l’enfant.

Dominique Giudicelli

Illustration : Leviathan working, Nicholas Keller.

mardi 29 janvier 2013

De Flammes et d’Argile, Mark Spragg


 Première chronique littéraire sur Praxis Negra, signée Bénédicte Giusti-Savelli. Le temps de faire un détour vers le Wyoming, et de bénéficier une fois de plus des meilleures intuitions d'une maison d'édition spécialisée dans le Nature writing. C'est par exemple à Gallmeister que l'on doit la traduction française de l'effrayant Sukkwan Island, de David Vann.

De Flammes et d’argile est un roman de Mark Spragg paru en 2010 aux Etats-Unis et publié en France en 2012 chez Gallmeister, excellente maison d’édition créée en 2006, spécialisée dans la littérature américaine et plus particulièrement dans le Nature writing, courant littéraire dédié à l’évocation des immensités de l’Ouest américain.
On est très loin de la littérature américaine que j’apprécie habituellement, celle d’Ellroy, de Bret Easton Ellis ou DeLillo… Avec un tel roman, on quitte l’univers étouffant de la ville, à la fois fascinant et cauchemardesque, pour se perdre dans la nature grandiose du Wyoming. Pas d’intrigue à proprement parler : certes, le shérif Carlson découvre le cadavre d’un jeune homme dans un laboratoire clandestin de méthamphétamine mais l’identité de l’auteur du crime importe peu. Mark Spragg veut avant tout attirer notre attention sur le quotidien de quelques habitants de la petite ville fictive d’Ishawooa. Les personnages ont en commun d’être à un point de rupture, plus ou moins décisif, de leur existence : tous vivent une perte, tous vont devoir, au regard de leur passé, repenser leur présent. Pour certains cela implique des choix, des renoncements qui annoncent la naissance d’un monde nouveau ; les autres doivent seulement accepter de se résigner.    
Spragg avoue dans sa préface avoir écrit ce livre à la suite de rêves récurrents qu’il faisait sur l’un de ses personnages, le vieil Einar Gilkyson - ce roman est en effet le dernier d’une trilogie - : « Je voyais Einar à la toute fin de sa vie devant un énorme feu de bois, d’ossements et d’andouillers, mais bizarrement, cette scène n’avait pour moi rien de larmoyant. C’était un moment de réjouissance, de conclusion». Einar va mourir, bientôt, il le sait, il attend, sans crainte parce qu’il est chez lui, dans son ranch, sur cette terre qu’il aime, hostile et majestueuse. Il s’inquiète malgré tout pour sa petite-fille, Griff, qui a abandonné ses études afin de s’occuper de lui ; mais il s’inquiète surtout de l’amour viscéral qu’elle porte à cette nature, même s’il le comprend mieux que personne pour le lui avoir transmis. C’est peut-être pour transcender cette nature que Griff crée des sculptures géantes avec les os d’animaux que lui offrent la forêt, la montagne et les plaines. C’est parce qu’elle a estimé ne jamais pouvoir trouver sa place que Marin, la sœur d’Einar, a quitté le ranch et revient, après des années d’absence et de silence, auprès de son frère.
Kenneth et son beau-père McEban sont les voisins d’Einar. Kenneth, jeune garçon de dix ans, un petit homme déjà, dont le destin semble tracé, celui d’un enfant du Wyoming, enraciné dans ces espaces outrageusement beaux. Kenneth et McEban n’ont « jamais eu de relation père-fils ; ils se sont toujours beaucoup mieux débrouillés » ; l’art de Spragg est de distiller dans les dialogues et les gestes de ces deux hommes suffisamment de force pour que le lecteur soit profondément bouleversé par les liens qui les unissent. Chacun de ces personnages est façonné par cette nature superbement décrite ; la terre du Wyoming happe par sa beauté et son immensité mais elle peut aussi paralyser, figer les destins ; qu’elle soit haïe ou vénérée, elle hante les existences de chacun.
Quant à Crane Carlson, le shérif, il découvre qu’il est atteint d’une maladie incurable. Jean, son épouse alcoolique, ne se rend compte de rien parce qu’elle et son mari ne se regardent plus depuis longtemps déjà. Crane se tourne alors vers son ex-femme ; il ne veut pas être seul pour affronter la mort. 
Spragg entremêle tous ces destins dans une narration, un peu déstabilisante au début, mais habilement maîtrisée : chaque chapitre développe l’itinéraire d’un personnage ; le lecteur doit alors jongler avec les histoires de chacun, s’habituer à passer de l’une à l’autre, reconstituer des trajectoires de vie. Le talent du romancier réside dans sa capacité à donner une épaisseur et une profondeur à tous ses personnages alors qu’il semble seulement esquisser leur portrait. Une économie de moyens à l’image des habitants d’Ishawooa qui se livrent peu : les sentiments sont tus par pudeur, par lâcheté ou par peur parce qu’« on ne peut être sûr de rien » ; chaque personnage en fera la triste ou l’heureuse expérience. Mais au détour d’une phrase, d’un geste ou d’un regard, leur humanité se révèle et rachète leurs bassesses. Spragg, parce que  « les choses se passent rarement comme on voudrait qu’elles se passent », leur reconnaît le droit d’avoir « la trouille ».
On pense à Marin et Einar qui ne se sont pas vus depuis plus de vingt ans mais qui se parlent comme s’ils s’étaient quittés la veille et prennent conscience de leurs erreurs ; Marin s’adressant à son frère : « Je pensais que tu ne t’intéressais plus à moi à cause d’Alice. Parce que nous étions deux femmes ensemble. – Ça je n’en savais rien (…) Ce que j’aurais voulu, c’est que Griff, McEban ou n’importe qui m’entende dire que ton Alice avait sa place ici. Qu’elle aurait peut-être aimé se promener de temps en temps dans les montagnes. Je regrette de ne pas avoir dit tout haut quelque chose dans ce goût-là. » On pense à Kenneth, un peu inquiet alors qu’il assiste avec McEban à un défilé : « Quand McEban se releva, il lui prit la main et cela lui fit du bien. Cela rendait l’endroit moins bruyant, moins noir de monde, moins chaud. »
Spragg nous livre avec simplicité et gravité des vérités sur le cœur humain. Vérités qui pourraient parfois sonner comme des évidences ou des clichés mais qui, sous sa plume, prennent toute leur force ontologique.
Je ne souhaite finalement pas trop m’interroger sur la beauté de ce style hypnotique : la magie opère, c’est tout, et je reste hantée par le mystère des terres du Wyoming.

Bénédicte Giusti-Savelli

jeudi 24 janvier 2013

Sodomie à Orgosolo


Dans l'extrait de nouvelle proposé ici, Ghjuvan Filici, professeur de corse fainéant et corrompu, et un peu raciste sur les bords, se laisse embarquer dans un voyage scolaire en Sardaigne. Tout ça parce que Valentina Piras, la prof d'italien, a besoin des sous de la Langue Corse pour financer le voyage et que, lui, a envie de se taper Piras. Ghjuvan Filici se prend une veste et son cynisme, ainsi que son aversion pour les Sardes et les clébards, font qu'il est bientôt pris en grippe par l'ensemble des élèves, ainsi que par les autres accompagnateurs. À Orgosolo, village renommé pour sa barbarie multiséculaire, la petite communauté va cependant se trouver confrontée au sordide. La tragédie qui va alors se jouer va-t-elle permettre à Ghjuvan Filici de se révéler un juste au milieu du chaos ? Valentina Piras se remettra-t-elle jamais de certaines scènes de débauche au cœur de la ténébreuse Barbagia ? Mademoiselle Faggiani, la prof d'histoire, va-t-elle succomber au charme dévastateur, bien que quelque peu has been, de cette petite merde d'Anthony Peretti, le prof de maths veule et moralisateur ? Et la jeune Lisandra saura-t-elle conserver son pucelage malgré les avances effrénées du vieux Fausto, berger sur l'Altiplano ? Nous n’en savons rien, et à vrai dire nous n’en avons rien à foutre. Des mondes meurent, et d'autres naissent tous les jours.

Ce foutu endroit devait sa petite célébrité aux fresques et aux peintures contestataires que des artistes du monde entier s’étaient fatigués à laisser là, comme des signatures de leur passage. Cette mode se développa durant les années 60 et si j’ai bien saisi ce que la bonbonne velue qui faisait office de guide nous racontait, les habitants du village avaient peint les murs en signe de protestation suite à un conflit social. La pratique eut tellement de succès que, peu à peu et des quatre coins de la Terre, chacun vint ajouter son message de revendication. Il faut préciser que les drogués et les branleurs ne manquèrent pas, les fils maudits de cette insupportable et inconsciente Beat generation, de ceux qui pensaient faire la révolution et changer le monde. Moi, plutôt que de juger ces œuvres  sublimes comme tous ces ignares qui m’entouraient, je faisais plutôt remarquer à l’assemblée que cette peinture aux perspectives tordues qui figurait un De André jouant de la guitare dans une forêt psychédélique ne pouvait avoir été commise que par une cervelle infestée de LSD, certainement un vagabond idéaliste ayant traîné ses sandales puantes dans tous les bourbiers de son époque, entre Woodstock et le Larzac.

- Tu es un cas désespéré, me dit Peretti, tu es un maton qui ne respecte rien ! Laisse-les rêver un peu ces gosses, laisse-les donc s’ouvrir un peu à la culture eux aussi.

- Maton...le mot ne me plait pas. En parlant d'ouverture, la seule ouverture qu’ils risquent de connaître, et je me désole de le répéter encore, c’est celle de leur cul. Je l’ai déjà évoqué lorsque j’ai appris qu’on partait chez les sauvages locaux. J’ai parlé de Délivrance, mais je ne pensais pas coller à la réalité à ce point. Regarde un peu les tronches de dégénérés de nos hôtes, si l’on parvient à partir d’ici sans y laisser des plumes, sans le moindre dommage, alors je veux bien qu’on me les coupe au retour.

 Peretti ne m’insulta pas pour le coup, à ma grande surprise. Il regardait autour de nous et voyait, comme moi, les deux groupes d’indigènes, jeunes et moins jeunes, qui nous épiaient à distance. Ils étaient assis, avachis plutôt, sur les escaliers devant leurs maisons et ne manifestaient rien de très franchement amical. Les vieux avaient le visage fermé, plutôt sévère, les plus jeunes fanfaronnaient en nous désignant de leur menton, ou s’approchaient de notre groupe de manière légèrement provocante, avec toute cette morgue paysanne que nous connaissons aussi chez nous, et que nous savons capable de se muer très vite en hostilité ouverte. Ils repartaient ensuite rejoindre leurs amis, comme si de rien n’était, mais ayant fait comprendre au passage à qui le territoire appartenait. Je voyais bien que, cette fois, même Peretti n’en menait pas large. De plus, faut-il préciser, ils n’étaient pas bien mignons ces habitants de Barbagia. Bruns, noirauds, petits, des faces qui semblaient avoir été toutes moulées dans la même faisselle à brousse. Ils avaient des tronches étrangement allongées vers l’avant, comme des poissons, et l’harmonie du type physique pouvait faire songer à je ne sais quelle race ancienne, digne d’un ouvrage de Rosny aîné. Le mot qui surgit dans mon esprit, spontanément, fut : animalité et tandis que j’observais bien attentivement ce saucisson de Peretti, je constatais son effroi, je pouvais presque voir des perles de sueurs froides.

- Mais tu te fais sur toi ! lui dis-je, ricanant triomphalement. Tu te chies dans le pantalon, ordure !

- Ça suffit ! Toi et tes conneries !

- Tu fais pipi dans tes chaussettes ! Tafiole ! Ça alors, je l’aurais pas cru.

Je riais mais, pour parler franchement, je n’étais pas tranquille non plus. Ce n’est pas que je m’étais pris à mes propres délires, mais je me disais que l’endroit était propice à la naissance d’un malentendu, un malentendu des plus abjects. Mon inquiétude venait de l’idée qu’une des gamines du voyage, un petit matou excité et incontrôlable, s’éloigne discrètement – peut-être pour suivre un jeune Sarde attirant – et tombe dans un piège immonde, qu’elle soit violentée en cachette, ou gang-banguée par le village tout entier, jeunes et vieux réunis, qu’ils lui imposent de sucer leurs queues immondes ou qu’ils lui explosent l’arrière-train jusqu’à la meurtrir à vie. Je me voyais déjà en train de fuir avec tous les gosses, réfugiés dans le car,  occupé à asséner des coups de crosse aux paysans prenant le véhicule d’assaut armés de leurs fourches, tandis que la pauvre petite pisserait le sang par le derrière, allongée sur les sièges, larmoyant et menaçant de tout dire à ses parents, de balancer aux flics que nous sommes des accompagnateurs irresponsables, que nous méritons la corde, le prof de corse surtout, ce fainéant, qui a passé tout le voyage à se torcher, qui est allé aux putes, même qu’il s’en vantait, qu’il racontait qu’il avait trouvé les numéros sur Internet, celui qui avait passé plus de temps à troncher des Blacks dans des bordels ou dans les fourrés de Sorso, qu’à surveiller ses élèves. J’avais aussi peur qu’un de nos morveux veuille jouer au coq et se prenne une raclée dans les règles. Je connais la méchanceté du Méridional, je sais bien comment les choses tournent. La provocation, les mauvaises paroles, les poussettes de poitrines, les coups de tête, les coups dans les mâchoires quand on est à terre, la bande qui disparaît ensuite dans les méandres des rues après t’avoir bien arrangé les côtes, c’est classique. On le faisait aussi, avant, je parle d’il y a longtemps, avant que notre peuple ne se féminise, avant que nos jeunes ne se transforment en tafioles, les pires que la Terre ait jamais portées, je parle de l’époque où les durs à cuire existaient encore, où l’on n'avait pas besoin d’avoir le nez planté dans la coke du matin au soir pour avoir l’impression d’en avoir de grosses, oui, je parle de ce temps où tout se jouait face à face dans une ruelle, on se battait comme de vrais hommes, on réglait nos différents à coups de poing, on se foutait la gueule en sang, non, il n’était pas nécessaire d’avoir un revolver à la ceinture pour avoir l’impression de…

Un cri horrible se fit entendre.

Marc Biancarelli (Traduction Jean-François Rosecchi)

Illustration : peinture murale à Orgosolo

mardi 22 janvier 2013

Sudumia à Orgòsolo

Biancarelli ci avia avvizzatu à e purcherie, ma cù issu strattu di nuvella, ci prupone di scoprelu in un modu bellu differente, à cavallu trà neò rumantisimu è naturalisimu baroccu. Una rinascita stilistica pè un autore chì risentia forse u bisognu di purgà a so piuma, infine, vulemu dì di lavà si d'una certa cumpiacenza cù e forme bughje di a so scrittura. 



U lucacciu devi a so poca rinoma à l’affreschi è i pitturi rivindicativi chì l’artisti di u mondu interu si sò inginnati à lacà quì com’è signatura di u so passaghju. A moda hà cumminciatu mentri l’anni 60. Sì ghje’ aghju capitu bè ciò ch’idda cuntaia a butti pilosa chì ci sirvia di vida, l’abitanti di u paesu aviani pitturatu i so mura in segnu di prutesta dopu à un cunflittu suciali. A pràtica era piaciuta à tal puntu chì dopu viniani da tutti i parti pà aghjustà ugnunu u so missaghju rivindicativu. Ci voli à dì chì i strampalati è i drugati ùn mancaiani micca, fiddoli mattarasciati di l’insuppurtèvuli è incuscenti beat generation, à creda ch’iddi fariani a rivuluzioni è ch’iddi cambiariani u mondu. Ghjeu, inveci di truvà ‘ssi pitturi magnìfichi com’è tutti l’altri ignuranti chì m’inturniaiani, faciu d’altrondi rimarcà chì tal rializazioni chì raprisintaia un De Andrè cù i perspettivi torti sunendu di ghitarra in una furesta psichedèlica ùn pudia essa chè u fattu d’un ciarbeddu impiutu à LSD, certamenti un paciaghju idealistu chì avia strascinatu i so ciabatti puzzinosi in tutti i ghjuvannari prasciti di u so tempu, trà Woodstock è u Larzac.

- Se un casu persu, mi dissi Peretti, un aguzzinu ch’ùn rispetta nudda ! Làcali sunnià appena ‘ssi ziteddi, laca ch’iddi s’aprissini à a cultura anch’iddi.

- Aguzzinu ùn mi piaci micca. Quant’è pà veda ch’iddi s’aprissini, a sola cosa ch’iddi risicani d’apra, ma a dicu torra cù tuttu u dispiaceri pussìbuli, hè u so culu. L’aghju dighjà furmulata quandu aghju imparatu chì no muviamu ind’è i salvàtichi di quì. Aghju parlatu di « Délivrance », ma ùn cridiu mancu ch’eru vicinu à ‘ssu puntu di a rialità… Fighjola po’ i tenci di diginirati di i nosci òspiti. Sì no ripartimu da quì senza ch’iddu fussi natu u pistu, senza chì no t’avissimu liccatu calchì dannu, voddu bè chì li mi taddessini à u ritornu !

À a me grandi suspresa, Peretti ùn m’insultò micca pà u colpu. Fighjulaia in i canta è vidia com’è mè i dui gruppi d’indigenii, ghjòvani è menu ghjòvani, chì ci vattaiani da luntanu. Erani posti à pusà, à l’oziu, annant’à i scalini davanti à i so casi, è ùn ci musciaiani nienti di francamenti amichèvuli. I vechji erani chjusi, piuttostu duri, è i più ziteddi fanfarunaiani indittènduci cù u baveddu, o avvicinèndusi da u nosciu gruppu di manera un pocu pruvucatrici, cù tutta a smorfia di i paisani chì no cunniscìamu ancu no, è chì no sapiamu ch’idda si pudia trasfurmà prestu in ustilità aparta. Dopu, ripartiani à righjunghja i so amici, com’è chì nudda fussi, ma avendu musciatu à u passaghju à qual appartinia u tarritoriu. Vidiu bè chì stavolta mancu Peretti paria fieru in i so scarpi. Di più, ci voli à dilla, erani pochi belli tutti sti Barbaricini. Bruni, umbrosi, minori è cù i facci tutti sciuti da a stessa casciaghja. T’aviani a tencia stranamenti allungata pà davanti, com’è i pesci, è l’armunia di u tippu fìsicu pudia fà pinsà à calchì razza antica degna d’unu scrittu di Rosny aîné. A parolla chì mi vensi in capu, di manera spuntànea, fù quissa d’animalità, è in u frattempu spirtizaiu da più vicinu ‘ssu biccateddu di Peretti è vidiu bè ch’iddu era scurratu, guasgi li falaiani i sudini da a paura.

- Ma ti cachi adossu ! ch’e’ li dissi triunfenti è scaccanendu. Ti faci in i pantaloni o ghjacarò !

- Aiò basta ! Tù è i to cunnarii !

- Ti pisci in i calzetti o cagnetta ! Quissa po’ allora ùn l’avariu micca pinsata !

Ridiu ma à dilla franca ùn eru tantu tranquillu manch’eu. Micca ch’e’ avissi crettu à i me propii diliria, ma mi diciu chì u locu era prupiziu à ch’idda ci nascissi una malintesa, ma malintesa di quiddi brutti. A me inchiitùdina era ch’una di i ghjuvanetti di u viaghju, una di ‘ssi pìcculi ghjatti ammarziti ch’erani duri à cuntrullà, si scantessi senza dì nudda – forsa pà suvità un Sarduchju mancu troppu mali – è ch’idda caschessi in calchì tràppula udiosa, ch’idda si fessi viulintà à l’appiattu, o gangbangà da u paesu interu, ghjòvani è vechji arriuniti, chì li fessini suchjà i so cazzi mustruosi, o chì li spacchessini u domu sin’à struppialla à vita. Mi vidiu ghjà à fughja cù tutti i ziteddi, rifughjati in u carru, mittindu i crussati à i paisani chì ci assaltaiani cù i so furchi, in u mentri chì a ghjuvanetta pisciaia u sangu pà u culu stracquata annant’à i sedii, piinghjindu è minaccendu di dilla à i so parenti, di balancià à i flicchi ch’eramu accumpagnadori irrispunsèvuli, chì no miritaiamu a corda, è subratuttu u prufissori di corsu, tranchju, è chì s’era inturcatu tuttu u viaghju, ch’era andatu à veda i puttani, ancu, chì si ni vantaia, chì dicia ch’iddu avia trovu i so nùmari annant’à internet, è ch’avia passatu più tempu à futta cù i neri in i cabbulò, o sutt’à l’àrburi in Sorsu, chè à surviglià i so tinti elevi. O allora timiu ch’un bardonu di nosciu vulissi fà u ghjadduchju è ch’iddu si piddessi una rivista in i règuli. Cunnoscu a gattivezza di u Miridianu, a socu bè com’ì i cosi si passani. A pruvucazioni, i parullacci, a pittughjera, i capati, i calci in i canteghji quandi tù se in tarra, a banda chì sparisci in u labirintu di i carrughja dopu ch’idda t’avissi arranghjatu i costi, hè un clàssicu. Innanzi a faciamu ancu no – parlu di bè nanzi chì u nosciu pòpulu si fussi fiminizatu, è chì i nosci ghjòvani fussini turrati i peghju tappetti chì a Tarra avissi mai purtatu, parlu d’un tempu chì i sgaiuffi esistiani sempri, è ch’ùn aviamu bisognu di ciuttacci di capu in a cucaina da a mani à a sera pà avè l’imprissioni d’avenni un grossu paghju, iè, parlu di quandu ci truvaiamu in dui in una stretta, è chì no ci imbuffaiamu com’è veri òmini, chì no arrigulaiamu u diffarenti à cazzotti, chì no ci mittiamu in sangu, ma ch’ùn c’era po’ bisognu di cìnghjasi u rivòlvaru in a cinta par avè l’imprissioni di…

Ci fù un brionu abuminèvuli. 

Marcu Biancarelli

Illustrazioni : pittura murali in Orgòsolo.

jeudi 17 janvier 2013

Contrat


Le jeudi, c'est la journée ouvrable où la revue reçoit des textes de contributeurs extérieurs, ou bien encore où l'on met en ligne les traductions de textes publiés en corse (ou autre). Comme premier contributeur extérieur : Xavier Casanova, l'animateur du blog Isularama. Encore un qui est attaché à la praxis.

« Fais-lui plaisir, dit-il, va la voir. Ecris pour elle. Elle ne lit pas. Elle adore voir écrire. Les écrivains, surtout. Tu montres un de tes livres. Tu sors un cahier vierge. Rien que pour elle. Du vergé pur chiffon. Un Jésus. In octavo. Relié en carton fort sous papier marbré de Venise. Coins noirs, en toile de lin. Tu la regardes. Tu prends un feutre. Elle croit encore aux corps en bakélite noire, aux pompes et aux plumes en or. Donc, tu l’étonnes. Ton stylo est monté dans un corps en verre. Volutes colorées. Murano, dis-tu. Sous ces espèces, elle accepte le feutre. Tu écris. Elle admire. Tu souris, elle sourit. Tu soupires, elle sourit encore. Elle incline la tête. Encouragement. Ça va durer deux bonnes heures, si elle a pris ses précautions. Toi, tu as pris les tiennes. Tu sais qu’on ne monte pas au front la vessie pleine. Tu as pissé dans l’arrière cours avant de tirer la sonnette. Tu n’as qu’un étage à monter. Il ne t’en faut pas plus pour te concentrer. Observer. Avec les pieds. Compter les marches. Multiplier par 17. Ça donne une bonne approximation de la hauteur sous plafond. Exprimée en centimètres, bien sûr. Convertir. Trois bons mètres. C’est plus qu’il n’en faut. Tu es heureux. Tu seras au large. Tu ne supportes plus ta mansarde. Si tu lèves la tête, tu t’y cognes aux poutres. Tu y écris donc en courbant l’échine. Tu n’es debout que face à la lucarne. Le néant des toits à perte de vue. Des fumées âcres. Les plaintes des pigeons. Une pluie fine et obsédante. Toutes les nuances du gris. Sauf, seules tâches de couleur, des mousses jaunissant entre les ardoises. Parfois. Alors, fais-lui plaisir. Va la voir. Ecris pour elle. »

* * *

Il est 19 heures ? Je sursaute. Pas vu passer le temps. Elle doit m’attendre. Je n’ai pas de cahier. Rien que des feuilles volantes. Je n’ai pas de feutre, non plus. Toutes les boutiques ferment à 19 heures ! Je descends en courant. Escalier en colimaçon. Un vortex qui t’aspire vers la concierge. Tu tombes nez à nez avec sa tête. Elle dépasse du mur. Petite fenêtre sur le corridor. Pas feutrés ? Elle reste derrière le rideau. Pas assurés ? Elle colle le nez à la vitre. Pas doublés ? Elle entrouvre la fenêtre. Tu dévales en trombe ? Elle passe la tête. Parfois le buste. « Ben alors ? Qu’est-ce qui vous arrive ? » Tu reprends ton souffle. Tu expliques. Elle te rassure. « Galerie marchande, pardi ! C’est ouvert jusqu’à 10 heures. » Tu vois ? Tout s’arrange. C’est vrai ! Librairie papeterie. Tu cours. Traverser cette putain de place. Travaux. Prendre la passerelle. Purin ! Elle finit jamais ? Cul de sac. Encore un escalier en colimaçon. Qui arrive où ? Un square. Un groupe de personnes. Ils attendent. Le bus ? Non. Ils veulent traverser. Silence. Plus un seul véhicule. Ça court de l’autre côté. Je suis le mouvement. Mais elle est où cette galerie marchande ? Là ! Au bout d’une grande place. Fontaine monumentale au milieu. Plus loin, une grande façade en verre. Entre les deux un fatras de troncs d’arbres. Faut enjamber. Courir dessus. Des fûts droits. Du pin laricio, certainement. Ils roulent. Je vais perdre l’équilibre. Au dessus d’un fossé. Je saute. Sur un toit. C’est une terrasse. Desservie par un escalier en colimaçon. Encore ! Il m’aspire. Me retrouve dans un salon. Une famille. On regarde la télé. Les informations. Le 20 heures. Déjà ? Je balbutie. « La librairie ? Où est la librairie ? » On me montre la porte. Un couloir. Au fond, un homme au milieu de piles de cartons. Menaçant. « Que faites-vous là ? C’est la réserve. Interdit au public. » Une porte s’ouvre. C’est le libraire. M’attrape par la manche. « Vous voulez quoi ? » J’explique. « Un cahier et un feutre. » Il me tire vers les cahiers. M’en montre un. « Non ! pas de réglures seyes ! Des feuilles blanches. Avec une couverture rigide. » J’en vois un. C’est pas du marbré vénitien mais de la moleskine noire. Tant pis, c’est rigide. Et ça se ferme avec des rabats. Un bouton pression, aussi. Je prends. « Les pages blanches sont en promotion. On fait 95 % de réduction. » J’ai des sueurs froides. Pas assez cher pour payer en chèque. Je n’ai pas de liquide sur moi. Rien. Pourvu que le feutre ne soit pas en promotion ! « Pour le feutre, j’ai ce qu’il vous faut. » Il m’entraîne en courant vers un autre rayon. Il lance le bras vers l’étagère. Il me met sous le nez un objet oblong. Très coloré. Je prends. J’enlève le capuchon. Apparaît une pointe biseautée blanche, avec un filet bleu au milieu. « C’est pas un feutre ! C’est pas un feutre pour écrire ! » Il me toise. « Non ! Mais c’est ça ce qu’il vous faut. » Sardonique. « Un effaceur. Un e-f-f-a-c-e-u-r. »

* * *

Elle me sourit. Je soupire. « Je n’avais, dit-elle, jamais vu un écrivain s’endormir sur la page blanche. Tressauter aussi, parfois. Gardez tout. Précieusement. La prochaine fois, c’est ça que vous mettrez noir sur blanc. » Elle me congédie. « Sublime ! C’était sublime. Mille fois merci. » Dans l’escalier, j’entendrai un bruit de chasse d’eau. Le point final.

Xavier Casanova

Illustration : John Frederick Peto, "Take your choice", 1885, National Gallery of Art, Washington.

mardi 15 janvier 2013

La jungle rococo


Découverte d’une écriture, celle de Cécile Trojani, et d’un univers baroque où un certain Kasimir n’a rien d’un monstre gentil. Encore un extrait de roman ? Juste une fulgurance et puis c’est tout ? Il est bon, parfois, que la praxis se suffise à elle-même, et que l’on ne vous dise pas tout.

Le plus illustre de ces animaux provient du Vétéran, le digne Kasimir, l’assistant mutique d’Oenone. C’est le plus dur des harceleurs de Prostatatanie. Il est tellement patent qu’on lui a donné un nom. Rokko le Kokko trompette jour et nuit dans les cieux avachis de la jungle atypique. Chef de bande, acharné sur la viande, c‘est lui qui pousse les cris les plus stridents, raillant toute la meute des gros lards et s’attaquant même à la Régente. Son agressivité s’exprime en des sons suraigus et des vols en piquets qui terrifient les pauvres piétons.

La rumeur dit que c’est un amoureux déchu, un fou d’amour éconduit par sa Dame, un romantique échevelé qui aurait sombré dans la démence.

Bien avant l’avènement de CalK, quand les prés étaient blonds, le jeune Kasimir fut foudroyé par Laure, une antique statue aux mouvements si éthérés qu’il la suivait partout pour en percer l’essence. Laure se laissait suivre, n’ignorant rien du joli garçon qui lui emboitait le pas jour et nuit, rythmant son ombre de légers halètements. Puis les tours immenses recouvrirent la Cité et les lois sur l’Amour condamnèrent les habitants à l’amputation. Kasimir fut pris cent fois par la Milice CalKale. Il ne pouvait renoncer à aimer. Il avait des appuis. Chaque fois on le relâcha. Les rumeurs les plus folles circulaient sur son compte. On le comparait à Barbe Bleue.

Un soir où il marchait à l’amble des cheveux rouges de sa dulcinée, la coquine eut l’idée de prendre le chemin des Docks.

Elle accélère le pas tout en cueillant de pauvres coquelicots sur les pavés déchaussés. Il sent l’odeur de sa crinière à travers l’air du soir.
Des ondes passent, les effleurements dessinent de sombres volutes.
Il n’y a pas de garde dans cette zone. Il fond sur elle sans un mot. Un O s’esquisse diaphane sur la bouche de Laure quand il y plaque sa large main. Il connaît une exaltation sans borne. La peau est douce et vulnérable. Elle dit Non trois fois avec des sanglots de bébé. Dieu comme elle est légère ! Il l’emporte, inerte, elle ne bougera pas. Elle l’a pourtant entraîné là, elle lui a fait signe sur le chemin de leur union. Il fixe ses yeux immobiles en la possédant, ses yeux d’eau sombre grand ouverts, ouverts dans ce qu’on ne peut voir. 
Puis il s’égare et il s’oublie tellement qu’il se retrouve fourrageant ses entrailles. D’abord il s’y blottit et, à mesure de l’excitation, il s’en va s’enfournant à l’intérieur de Laure jusqu’à toucher les côtes du bout de son gland. Il lui défonce l’abdomen. Le crescendo est effroyable sur les chairs et les os. Le géant s’y efforce tant qu’il démembre le corps chétif des amours enfantines.
A la fin l’on croirait que Laure fût jetée aux chiens.

Kasimir est alors à l’acmé de lui-même, dans la toute-puissance de son extrémité. Lorsqu’il se tend vers elle, c’est une image en superposition que sa rétine enclenche comme une photo au ralenti. Son système opère par-dessus la trappe. Un instant l’image le happe, ravi dans le fond des abysses où les restes du corps ne font plus unité. Désintégrée. Où Laure ? Il se met à hurler…..Jonas !!!! Le Ventre fuit, l’Oeil git dans ses bourrelets gras !!!!
Alors chien fou, caniche affamé d’elle, il va collecter les morceaux, un par un, pour les recoudre patiemment, réemboîter ce qui fut déboîté, replâtrer, remettre ensemble. Tant bien que mal, il ramène le tout dans son antre et y parfait son œuvre.
Quelques mois plus tard, il devient le Tailleur Officiel de la Cour. Toutes les dames défilent dans son échoppe, pièce rectangulaire et minuscule, tendue de toile rouge, où un pauvre sofa vous accueille, où jamais le soleil ne filtre et où la puanteur de la Cité semble avoir concentré son nectar. Toutes s’affolent du mannequin qui trône à la droite du Maître, étouffant la boutique de sa présence. Elles veulent toutes la même peau, le même nez, la même bouche, le même air de hauteur silencieuse. Kasimir coud. Il coud. Il coud à perdre haleine son amour éperdu. Chaque manteau, chaque robe, chaque tunique, chaque manchon, chacune des pièces d’étoffe composées dans l’atelier est un pas de plus vers la réconciliation qu’il attend.
 
Laure embaumée aussi attend.

Son Maître fait fortune, multiplie les conquêtes pour tenter d’oublier celle qu’il ne peut plus prendre. Il est violent, souvent cruel, dénigrant publiquement les pratiques déviantes des impuissants réduits à se branler devant des bouts de bois ! Il se réclame flamboyant, libertin patenté, grand adepte de Sade dont tous les livres ont disparu, dont le nom seul provoque le frisson. La nuit, des bribes de sa philosophie viennent hanter les jeunes filles somnolentes.

Pourtant la carrière du Grand Couseur va prendre fin un beau matin, à l’instant où une perle rouge se met à couler entre les mains d’une fillette un peu hardie. Elle avait entrepris de sonder les globes oculaires du mannequin. Le beau plastron de sa maman en avait été maculé. L’on songea à une blessure, mais les mains de Sophie étaient vierges et blanches tandis que l’orbite de Laure vomissait son œil dans un fracas glaireux.

Kasimir ne fit aucune difficulté. Les épaules basses, il avoua tout aux Miliciens venus le chercher, surtout le crime impardonnable : il l’aimait ! D’où les complications….il voulait la garder avec lui coûte que coûte. Se la coudre au-dedans ! L’ingérer ! On avait beau lui expliquer que c’était interdit, que son fétiche, tout embaumé qu’il fût, puait à plein nez et que surtout… AIMER N’EXISTAIT PLUS ! Il fallait se résoudre à la réalité.
C’est en larmes et en camisole double que Kasimir fit son entrée dans la jungle à pompons, bouffé par le souvenir de CELLE dont il n’avait pas su si elle avait joui. Bouffé par ce qu’il avait laissé en elle, LUI tout entier en vérité, car c’est bien ELLE qui l’avait avalé. Il était passé dans son corps. Il l’avait traversé de part en part mais son mystère restait intact. Laure était insondable et LUI demeurait là, dans le corps rapiécé de Laure qu’ils avaient jeté des falaises… les hommes de main de la Milice… les pires brutes qui soient…
Ils avaient saisi Laure dans leurs mains de bûcherons et l’avaient balancée avec un rire gras.

Dans le gris, tout au fond, il n’y avait plus de lamantins pour la contempler. Il n’y avait plus de vert, plus de bleu. Il n’y avait plus le beau regard de Diatomée et Kasimir imaginait dans l’eau saumâtre son amour, dans l’eau vide de Dieu. Et c’est ce pantin inutile, sa Laure, où Kasimir se rassemblait chaque jour, qui lui donnait la force singulière de fermer les bouches, comme il avait ouvert le ventre aimé à l’infini furieux.

Cécile Trojani

Illustration : Portrait de Simonetta Vespucci par Piero di Cosimo, 1480

Musée Condé, Chantilly


mardi 8 janvier 2013

Maria-Magdalena





Jean-François Rosecchi entame avec ce conte loufoque et édifiant une série de trois publications autour d'une thématique que l’on reconnaîtra bien vite. S'ensuivra dans les semaines à venir une traduction de l'anglais d'un extrait de Paradise Lost de Milton en langue corse, puis une recension de l'excellent ouvrage de Donald Pollock, Le diable, tout le temps. 








I


 Comme la plupart des représentants de commerce de ce pays – et sans doute de la Terre entière – le petit Claudio s’imaginait que, lorsqu’il entrerait dans sa chambre d’hôtel, il verrait une des femmes de chambre se masturber d’un air coupable, son aspirateur négligemment jeté sur la moquette. Celui-ci procéderait au chantage qu’elle aura envie d’entendre. Elle le prierait à genoux et s’ensuivrait un coït torride et millimétré.  

 Bien entendu, ne l’attendait rien de cela ce soir, à part le crépitement du néon de la salle de bain qu’il avait laissé allumé en partant. A ce moment-là il pensa au Paradis et à la mort. Il fila sous la douche se défaire de cette crasse estivale et en profiter pour raser une barbe qu’il commençait à trouver ridicule. C’est une piste…C’est une piste…marmonna-t-il pour lui-même tout en branchant son rasoir. L’univers d’un représentant de commerce, ayant qui plus est grandi dans la banlieue d’Ostie, pouvait très probablement se calculer en mètres carrés ; nul besoin d’utiliser un ordre de grandeur plus vaste. Et pourtant, Claudio Belgonzo devait se révéler surnaturellement exceptionnel et instigateur d’un nouvel ordre.
 Depuis quelques mois déjà il s’était plongé dans les arcanes des mathématiques probabilistes appliquées à la finance ; espérant trouver un remède à la crise économique qui commençait à s’éterniser en ce début d’été 20XX. Je ne vends rien ! Comment peut-on imaginer que les gens n’aient pas besoin d’un kit de nettoyage pour voiture ou d’une crème à récurer ?

 Son idée, sa créature était une machinerie infaillible puisqu’elle reposait sur des principes anciens. Parce que la crise se prolongeait, le président Obama avait décidé d’autoriser la prostitution ; mais que celle-ci soit pratiquée, bien sûr, dans les limites du droit des Etats. L’Europe avait immédiatement suivi devenant ainsi un gigantesque bordel, un formidable foutoir. Belgonzo fréquentait d’ailleurs assidument le Maria-Magdalena’s ; adresse recommandable mais à la marchandise peu attrayante, au visage crevassé et aux cuisses dégoulinantes. Le seul intérêt est qu’il pouvait s’ébattre avec d’anciennes camarades de classes et même parfois avec des cousines. 

 Ce soir-là, dans la moiteur de ce mois de juillet romain, sous le néon de sa misérable chambre, sur une piteuse chaise pliante et dans l’euphorie la plus déliée, Belgonzo griffonna sur quelques pages la Solution. Les bases de ce qui allait s’appeler le système Belgonzo furent publiées un mois plus tard dans la très sérieuse revue Economical studies éditée par les Presses Universitaires de Cambridge.

 L’idée est simple dans son principe. Il s’agit d’un mixte entre l’ancien système d’échanges universitaires Erasmus et le principe du : costumer does not have to move. Pour donner une assise psychologique à sa proposition, il s’était servi de son bon sens de latin : les hommes aiment à forniquer avec de l’Exotique. Ici, l’exotisme c’est la grande blonde et pâle ; chez les Allemands, la petite brune un peu grasse ; chez le Hollandais, la pilosité légendaire des lusitaniennes est prisée ; chez le Portugais la douceur de porcelaine des filles nordiques. La marchandise bouge, le client lui ne bouge pas et il est possible de tabler sur une demande constante grâce à une politique protectionniste à l’échelle de l’Europe ! Au diable les étroites fesses asiatiques ! Les théories les plus simples sont les plus sublimes et le 20 septembre de l’année suivante, l’Union Européenne s’entendait sur le projet Maria-Magdalena du nom du petit bordel de la Via Appia. De cette manière, en optimisant l’offre, les taxes sur les actes sexuels iraient multiplier par 2 les recettes des Etats qui pourraient ainsi renouer avec des politiques de relance. Belgonzo ne s’en fit jamais une grande gloire, à peine pût-il accepter les invitations à diner et les cérémonies officielles. La misère en ce temps était très grande et les émeutes de la faim monnaie courante mais, très curieusement, la violence n’atteignit pas des sommets  irréversibles. Les Européens n’en étaient sans doute plus capables. Le système Belgonzo mis en place, l’économie mondiale commençait à mieux respirer.

II

 La petite Tiziana Montedivenere s’attirait assez souvent les moqueries de ses camarades de jeu par ses histoires à dormir debout. Elle qui avait pourtant été élevée dans le matérialisme le plus strict, affirmait avoir discouru avec la Vierge à l’angle de  la via del Babuino le 25 décembre 2007. Mis à part ce miraculeux épisode et la tendance de Tiziana à souiller très légèrement ses sous-vêtements, rien d’autre n’est à signaler de particulier chez la jeune fille. « Eprise de voyages et de rencontres » comme n’importe quelle écervelée de son âge, elle s’était portée candidate au départ pour le Maria-Magdalena II (European prostitutes circus). Tandis que sa correspondante Anastasia atterrissait sur le tarmac de l’aéroport de Turin, son train entrait en gare de Varsovie par un matin de printemps. Bien sûr, il est à se demander comment une infamie comme le fait de vendre son corps peut attirer, nonobstant la misère, autant de jeunes filles. Réponse : le patriotisme. Leurs talents remplissaient les caisses des Etats d’où elles provenaient. De plus, on leur promit – et les gouvernements suivants tinrent parole – d’élever dans toutes les villes de plus de 10 000 habitants un monument aux Filles. La misère galopante, la libéralisation des mœurs et la marchandisation totalisante ne pouvaient que favoriser le terrain du système Belgonzo. Tout ce qu’on peut dire c’est que ça fonctionnait et que ça fonctionnait très bien.

 Son premier client fut un étudiant de la faculté de médecine, le second un rôtisseur, le troisième un ancien évêque, le quatrième un métallurgiste, le cinquième un pâtissier, le sixième un poseur de carrelage, le septième un banquier de la City en fuite, le huitième Dragan Issorski. Tu parles anglais ? Comment tu t’appelles au fait ? Tu demandes tout le temps comment les clients s’appellent ? Tu t’intéresses à eux ? Pas forcément mais comme on semble avoir le même âge… Dragan…Ma sœur est en Suisse…Elle est comme toi. Tu crois en la religion ? Bien sûr comme tout le monde. Tu fais quoi comme métier ? Je travaille chez un imprimeur mais mon truc c’est de faire des photos. Tu me prendrais en photo ? Tu sais moi…C’est plutôt les ambiances urbaines, les choses comme ça… Mais ce que j’ai envie de dire c’est que les putes sauveront le système capitaliste et l’économie de marché. Avec les rouges…Mon père me racontait ; on a trop morflé donc faut pas lâcher prise.
Moi je m’appelle Tiziana Montedivenere.

 Ces deux là devaient devenir vraiment copains. Issorski, outre sa passion pour la photo, était un véritable amoureux du Japon. Il reverrait Hokusai, Yoshitoshi, les couleurs franches et toutes ces images du monde flottant. Fréquenter les prostituées poussait son imagination vers les chauds quartiers de Kyoto où certaines filles se faisaient payer des fortunes pour quelques heures de compagnie. Dragan enfila son imperméable, eut un sourire de sympathie envers Tiziana qui le lui rendit au décuple et sortit. Ce n’est qu’après avoir fait quelques pas dans la rue que le patronyme de la jeune fille fut associé au japon et enfin à Hokusai : Montedivenere, Monte di Venere... Des philosophes disent que les idées s’appellent les unes les autres au petit bonheur, by a gentle force. Mais personne dans cette histoire ne croyait au hasard.

III

« Les trente-six vues du mont de Vénus »

 Dragan devint rapidement célèbre grâce à cette exposition. Son modèle également. Berlin, New York, Brême puis Paris. Une telle audace stylistique, une telle variation joueuse autour du sexe féminin, la symbolique du lointain inaccessible ; tout y était pour enchanter les critiques et les snobs du monde entier. « Saupoudrée de sucre-glace », « par un pâle soleil d’automne », « vue à partir du genou gauche », « lavée de tout soupçon ? », etc. Et Tiziana d’égérie du monde de l’art contemporain devint, cinq ans plus tard, animatrice d’une émission culturelle dans laquelle elle passait en revue les nouveautés cinématographiques du moment. C’est alors qu’un soir, en sortant de son appartement, alors qu’elle s’apprêtait à prendre la via del Babuino, précisément à l’angle de cette rue, elle rencontra Claudio Belgonzo dont le système avait fait son temps et que le monde avait peu à peu oublié du fait de la fulgurante reprise économique. Leurs regards se croisèrent de façon asymétrique. Le petit Claudio embrassa en une seule intuition, les yeux noir charbon, les lourdes mamelles et la lumière des cheveux de Tiziana qui, de son côté, ne remarqua qu’une paire d’yeux fatigués posés sur elle. Belgonzo sentit monter en lui une bouffé de courage dont l’origine ne pouvait être attribuée qu’à une intervention surnaturelle.

« Excusez-moi ! Vous ne seriez pas la fille de Piero Belmonti ? »
« Pas du tout ! »

 Comment ils tombèrent amoureux, ceci reste un mystère. Trois ans plus tard naquit de cette union inattendue un être qui devait acquérir une célébrité certaine. En effet, sa venue avait été annoncée par Jean et tout se réalisa.

Mail to : Alessandro Belgonzo
From : Claudio Belgonzo
June 6 20XX

  Mon très cher frère,

la chaleur m’étouffe, elle me dévore…Je ne sais si je pourrais voir la fin de cet été. J’en oublierais même d’être humain et de t’écrire. Non pas pour éveiller ta compassion, c’est impossible, par toi et malgré toi. Ce que j’endure, je crois le mériter et encore la nature a sans doute épargné à mes vieux os de voir ce corps dépérir. Oui, je ne vois presque plus et je dicte ce courrier à la nièce de cette pauvre Tiziana. Il me reste, Dieu seul sait pourquoi, des capacités olfactives ; que je n’ai jamais eues de ma vie. Et tout ce que je peux sentir c’est la mort ; et je peux de dire que cette odeur je l’ai toujours connu ; depuis 25 ans elle est là pour moi et, maintenant, elle est là pour tout le monde. Pourquoi moi ? Pourquoi ce monstre est-il venu au jour ? Que tout cela finisse. Le monde ne s’en relèvera pas. Ce n’est pas que je lui accorde un très grand prix mais j’aime bien les enfants. Même les petits cons, les rejetons de bourgeoises sodomites, ceux qui sont sales, menteurs et cruels. Je crois qu’il n’y en aura jamais plus. Te rappelles-tu cette histoire ? C’était il y a longtemps. Un père, un français avait tenté de fracasser le crâne de sa fille sous le Vittoriano. Cette horreur me hante. Je suis sûr que c’est avec ça que tout a commencé.

Adieu.

Jean-François Rosecchi

Illustration : Il Trionfo della Morte, Palermo, Palazzo Abatellis, circa 1446.


mardi 1 janvier 2013

Je m'appelle Ange

Non démarrons nos publications avec un extrait de roman en cours d'écriture, proposé par Jean-Yves Acquaviva. Sans doute le début du tout premier chapitre. Une manière symbolique de déflorer également ce site, et de le placer directement sous les auspices de la création.

Je m'appelle Ange Gregori et j'habite un village vertical. Je suis là-haut, au dernier des onze étages d'un improbable empilement de vies, au sommet de la représentation ultime de la défaite d'une société dans laquelle on se regardait en face, pour le bien comme pour le mal. Ici, on se rapproche du ciel en appuyant sur un bouton. Pas de sentiers escarpés, de chemins détournés ni de rondeur ; rien que des angles, des lignes droites, une succession de couloirs identiques menant aux mêmes portes qui n'ouvrent sur rien. Les espaces se mesurent en mètres cubes sans autre horizon que celui des murs blancs. C'est ici que je perds mes jours et nie ce qui me reste d'existence puisqu'il me faut survivre, puisqu'il me faut supporter mon âme et ses états, mon cœur et ses blessures. Autour de moi, au-delà de mon village, la ville se répand. Peu à peu, elle a consommé les espaces, absorbé les différences. Elle n'est plus qu'un même et long rempart qui s'étend face à la mer sur des kilomètres. Je crois que je la hais. Et pourtant je l'ai aimée. Elle m'a dit qui j'étais, d'où je venais mais trop longtemps sûrement où il fallait aller. Et puis, elle m'a tout pris. Aujourd'hui, je n'ai plus rien à donner à personne et encore moins à moi-même, pas même la mort. Je tourne en rond immobile, auditeur impuissant de mon vacarme intérieur. Je cherche une issue. La chirurgie peut-être ? Le scalpel ? Il faudrait ouvrir, plonger la main, couper et extirper ce qui remue dans ma poitrine. Lorsqu'un membre est mort, dévoré par la gangrène, on s'en débarrasse. On peut vivre sans bras, sans jambes, pourquoi pas sans cœur. C'est ce que je veux. Ne plus entendre ces explosions qui retentissent comme autant de glas pour chacune de mes espérances. Je veux l'absolu silence thoracique. Je ne veux plus aimer, rien ni personne. Si je le pouvais, je procéderais à l'amputation moi-même. Je cautériserais à l'alcool par voie interne en buvant directement au goulot. Avant je prenais le temps, j'allais au bar. Je construisais ma solitude. Est-on jamais aussi seul que lorsque on est entouré d'anonymes ? Je n'étais pas du genre à prendre les serveurs à témoin, pas de celui non plus à rouler par terre. J'étais une ombre parmi les ombres sauf que j'en avais conscience. Je ne choisissais jamais le comptoir. J'avais jeté mon dévolu sur une table haute et quatre tabourets au centre de la salle. J'en faisais le tour, changeant de siège à une fréquence chronométrique pour ne rien perdre du spectacle des autres. Eux ne me voyaient pas, trop occupés à faire la somme de leurs égocentrismes.


Il y avait cette musique, trop forte, assourdissante, cet artifice censé donner l'illusion de la convivialité et qui imposait aux corps le même rythme. Ils se trémoussaient tout en se mutilant la gorge pour entretenir l'illusion qu'ils s'intéressaient mutuellement. En d'autres temps, j'ai aimé parler moi aussi. J'adorais les longues conversations, la confrontation des esprits. Avec Valentine surtout. Ce n’était pas forcément des sujets profonds destinés à apporter du mieux au monde. Juste l'indicible plaisir de se refléter dans l'autre, de se sentir exister en un écho. Elle était belle, si belle, si douce et elle n'est plus là. Peut-être était-ce mes yeux qui la voyaient ainsi, comme les siens me donnaient la sensation d'être un dieu parmi les hommes. Ce que nous disions n'importait jamais, nous nous le disions et cela suffisait à donner un sens à chaque phrase. Le silence lui-même n’était jamais dérangeant. Il était la respiration nécessaire pour que les mots reviennent et nous lient à nouveau. Ils sont si vains au milieu du vacarme. Si l'on doit chuchoter à l'oreille d'un autre pour se faire comprendre où est l'intérêt de s'assoir à cinq ou six autour de la même table ? Ceux que l'on exclut se sentent trahis, imaginent les pires choses et se demandent pourquoi ce n'est pas à leur oreille que l'on parle. Pour rétablir l'équilibre et ne pas perdre la face ils font de même. Combien de fois ai-je vu ce tableau ridicule de six convives divisées en trois conversations secrètes. Le nombre produit l’hypocrisie. Si l'on n’est pas deux autant être seul.


Parfois même ce deux ne suffit pas. Il arrivait qu’une créature s'extirpe des autres pour envahir mon espace et donner foi à l'idée que l'indifférence ne peut être que feinte. Si j’étais isolé c’était forcément pour intriguer et attirer les autres. Elles croyaient toutes pouvoir s'additionner à moi. Elles ignoraient que mon approche des mathématiques était tout autre, qu’un plus un ne font pas toujours deux et que deux moins un avait fait zéro pour moi. Elles s'asseyaient donc sans que je les y invite. A toutes sans la moindre exception j'ai opposé le silence. Je les ai accablées de mon indifférence et renvoyées à l'invisibilité qu'elles n'auraient jamais dû quitter. Mon double, la deuxième moitié de mon addition, ne viendrait plus jamais s'asseoir à ma table, c'était ainsi et il fallait qu'elles le sachent. Je n'avais aucun mal à les en convaincre. Aucune n'est restée assez longtemps pour mettre en péril le mouvement horloger de mes tours de table. Je savais que jamais aucune ne le pourrait, mais j'ai compris qu'il y en aurait toujours une pour tenter sa chance. J'ai donc quitté ce bar pour la confortable intimité de mon salon. Et je n'ai plus siroté. J'ai bu et je boirai tant qu'il y aura sur cette terre un liquide suffisamment alcoolisé pour masquer les cruelles évidences de ma réalité.


D'ici, je ne vois rien du monde extérieur, je n'entends rien ou presque. Je sors très peu et ne vais jamais à la fenêtre. Depuis quelques temps, je supporte difficilement la lumière naturelle. La télécommande des stores est très pratique lorsque le soleil fait une intolérable tentative d'intrusion. Je préfère l'obscurité et lorsque je me décide à la combattre, l'artifice d'une lampe me suffit. Je m'extrais de mon monde uniquement à la nuit tombante ou les jours de pluie. Les gens fuient la pluie. Ils courent, ils s'agitent et cherchent frénétiquement leurs clés de voiture. Les fous. La pluie c'est mon idéal, l'obscurité en plein jour, la vie sans les vivants. Le dehors je ne le conçois qu'ainsi. Ce qui est mieux encore c'est de ne pas sortir et de s'isoler jusqu'à en oublier qu'il y a un autre monde. Penser que l'on est vraiment seul, que si l'on n’est plus deux c'est parce qu'il n'y a personne d'autre, que même si je sortais au grand jour, même si j'affrontais la lumière du plus éclatant soleil je ne rencontrerais pas une âme. Car s'ils ne sont pas toi, les autres m'indifférent.

Jean-Yves Acquaviva

Illustration : pluie à Dublin, Diane Egault