mardi 17 novembre 2015

Nathanaël

Une nouvelle de Kévin Petroni



Ecrit dans la douleur des attentats de Paris, le 13 novembre 2015, un texte pour témoignage. Dans la compassion spontanée pour les victimes de la barbarie.


À tous ceux qui sont tombés

Il faut qu’il croisse et que je diminue. 



Saint-Jean. 

Tu avais vu des armes dans ta vie. Dans les films de Tarantino et de Scorsese, sur les affiches de métro, sur les photos de guerre; mêlées au sang des cadavres, près des bras démembrés, autour de corps calcinés; sur le front des enfants, dans la poitrine des femmes, près des hommes décapités; dans le salon de ton père, la cuisine de ta mère, aux mains des flics; chez tes amis, dans les bars que tu fréquentais, dans le lycée où tu allais- toutes sortes d’armes: lames, couteaux, épées; flingues, mitraillettes, bazooka; explosif, bombe, missile- toutes sortes d’armes pour couper la viande, trancher les veines, évider le sang des bêtes, défendre sa peau, zigouiller un « negro », baiser la gueule d’un connard qui paie pas, exploser ces « macaques », niquer ces arabes, supprimer tous ces « feuj »; pour tuer sa gonzesse, son chiard, sa reum, la pute du voisin, le fils de l’autre, la merde qui l’a mis au monde; tu avais vu des armes dans ta vie. 

Tu n’en avais jamais vu d’aussi près. À un mètre de toi, quand tu t’étais retourné, et que tu avais fixé ce canon, tu te disais que tu n’en avais jamais vu d’aussi près, fixé sur toi, tourné vers toi, tendu vers toi, tu pensais au poids de l’arme, tu ne savais pas pourquoi, mais tu pensais au poids que devait peser ce putain d’AK 47 et ce doigt crispé sur la détente et cette balle qui t’était promise, tu pensais aux porcs que ton père fusillait pour le plaisir, ces porcs qu’il ne voulait pas que tu visses pour ne pas t’effrayer, ce porc que tu étais dans le viseur à présent, démuni et faible, sale, profondément sale, d’une saleté à supprimer de toute la laideur du monde; et tu pensais soudainement à ce jour de classe où Rimbaud t’avait fait chier avec ses glaïeuls, sa rivière, ses trucs de gonzesse, et son putain de dormeur dont il fallait trouver la figure de style du vers final pour le commentaire de français- quelle figure c’était déjà?- tu te foutais de la France et de l’Allemagne, tu te foutais de la guerre de 70, la guerre concernait les cons, c’était dépassé, nous, on baisait, on fumait, on allait au concert des métalleux, comme ce soir, pour profiter de la paix, avant que le canon ne se pointât, c’est-à-dire maintenant, dans cette salle, maintenant que tu pensais à toi, Nathanaël, que tu pensais à ce qu’il resterait de toi, quand le goule aura fini de se nourrir de la peur qui coulait de vos jambes pour s’attaquer à votre sang, que tu te demandais ce qu’il resterait de toi quand les chairs entremêlées de vos cadavres ne fourniront plus qu’un seul carnage; et tu savais qu’il ne resterait rien, même pas ta voix, tes yeux, ton visage- tu savais que tu étais déjà diminué, que tu t’affaiblissais, que tu n’étais plus qu’un regard- deux yeux rivés sur un canon, une obsession: un mort. 

Quelque part, une femme dit que tu vis; quelque part, une femme ment. Et tu ne le sais pas, tu ne le sais plus, mais elle ose dire être ta mère et t’avoir donné la vie. Quelque part, un homme te cherche, plutôt il cherche son fils, réclame de connaître l’hôpital où il est soigné. On ne s’en préoccupe pas. Ici, on ne s’intéresse qu’aux morts. Quelque part, il y a un quelqu’un, peu importe, qui croit encore te trouver alors que tu n’es plus qu’une énigme avec deux trous rouges au côté droit. À Paris, trois hommes ont tiré sur des spectateurs pendant un concert de musique.