Ce texte annonce la coupure estivale de la revue Praxis Negra pour ce qui est des contributions des membres du comité. Précisons, même si ce sont là des précautions bien peu pasoliniennes, que les propos tenus ici n'engagent que leur auteur. Les extraits cités sont issus des Ecrits corsaires, Flammarion, 2009.
En cet automne soixante-quinze, sur une plage
d’Ostie, un cadavre est livré aux froides rosées matinales et aux embruns. Si
les meurtriers avaient eu l’énergie et le loisir d’achever leur macabre
entreprise, Pasolini aurait sans doute connu le sort d’Orphée et de Dionysos :
le démembrement. Pasolini aurait été mis en pièces, non pas par les Bacchantes
du monde païen, mais par de miséreux ragazzi
di vita, par de jeunes prostitués et petits trafiquants fascistes, déliquescences du monde ouvrier et paysan. Par anticipation, Santo Pier Paolo, véritable saint
et martyr, leur a presque offert son pardon : « Mais jamais aucun d’entre-nous n’a parlé avec eux, nous les avons tout
de suite acceptés comme d’inévitables représentants du Mal, tandis qu’ils
n’étaient sans doute que des adolescents et adolescentes de dix-huit ans qui ne
connaissaient rien à rien, et qui se sont jetés la tête la première dans
l’horrible aventure du fascisme par simple désespoir. (...) Le starets Zossime
(littérature pour littérature ! ) a tout de suite su distinguer, parmi ceux qui
s’étaient rassemblés dans sa cellule, Dimitri Karamazov, le parricide. Alors il
s’est levé de sa chaise et est allé se prosterner devant lui ; parce que
Dimitri était destiné à faire la chose la plus horrible et à éprouver la
douleur la plus inhumaine qui soit. Pensez (si vous en avez la force) au garçon
ou aux garçons qui sont allés déposer les bombes sur la place de Brescia. Ne
fallait-il pas se lever et aller se prosterner devant eux ? ». Il leur a presque
offert son pardon, presque car, s’il l’avait voulu — et sans doute le
voulait-il — il n’aurait pu reconnaître les jeunes fascistes parmi les autres ragazzi, « non pas les autres extrémistes mais tous les autres ». Le fascisme de ces jeunes à cheveux
longs, aspirant aux mêmes choses que n’importe quel gosse de ce milieu des
années soixante-dix en Italie, consommer, s’offrir une Ferrari ou une Porsche,
une belle fille à leur côté comme ornement, du respect craintif de la part des
autres... Ils ne sont qu’une réponse à la disparition de la vertu des paysans,
celle des différences sociales, des « expressivités » ; Pasolini ne craint pas
de parler de « mutation anthropologique » dans l’Italie de l’après-guerre et
rejoint Alexis de Tocqueville, l’aristocrate étiqueté libéral, dans une dénonciation de l’indifférentisme, du nivellement
et de la massification mortifère : « Le
changement réside en ceci que la vieille culture de classe (avec ses divisions
nettes : culture de la classe dominée, ou populaire, culture de la classe
dominante, ou bourgeoise, culture des élites) a été remplacée par une nouvelle
culture interclassiste, et qui s’exprime dans le mode de vie des Italiens, à
travers la nouvelle qualité de leur vie ». Cette culture interclassiste est
la bâtardise — et il faut entendre bâtardise au sens plein ! — de nos sociétés
méditerranéennes de ce début de vingt-et-unième siècle, le fascisme dont nous
parle Pasolini n’a que peu à voir avec celui que lui-même a connu, il est une
réponse à la mort de cet âge paysan, qui s’est incarnée en d’autres lieux dans
autre chose, mais sans doute mue par une haine de soi effrayante, du souvenir
de ces casetti dans lesquelles on
dormait à dix, de cette tension domestique, de cette pauvreté sans misère, de ces
femmes couvertes d’épais vêtements sombres et qui, à vingt-cinq ans, en
paraissaient cinquante. Beaucoup de temps passera avant que nous puissions nous
féliciter d’une véritable paix des
cimetières — au sein desquels reposeront autant de cadavres d’hommes que de
cadavres de cultures — où la bâtardise culturelle qui est la nôtre, la réponse
à la fin de la vertu des paysans, se transforme en indifférentisme
post-moderne, où chacun ressemblera à chacun dans une certaine quiétude
consumériste. Les réponses aux mutations de notre société insulaire nous les
voyons aujourd’hui mais elles se déploient, tel un processus qui se rend de
plus en plus évident à nos yeux, depuis une trentaine d’années. Certes on dira
que la violence a toujours existé en Corse, qu’elle est comme inscrite dans les
structures sociales, etc. C’est une erreur de penser qu’elle fut du même ordre
que ce à quoi nous assistons en ce moment, la violence actuelle est née de la
haine de soi, de la haine de la pauvreté qui fut celle des paysans. Certaines
balles auraient pu prendre le trajet diamétralement inverse, et toucher ainsi
le tireur lui-même, le sens de l’acte aurait été identique. Il y a une haine
inconsciente de ce que nous avons été, et de ce que nous sommes parfois encore,
dans nombre de ces gestes criminels.
Je pense au cadavre de Pasolini et à sa gueule
sévère de Frioulan ; cette jeunesse-là de soixante-quinze — si semblable à la
nôtre — n’a finalement pas réussi à disloquer son corps. Mais qu’ils sachent
tous, ceux de soixante-quinze de l’autre côté du Tirreno et ceux d’aujourd’hui
ici, que Santo Pier Paolo leur a déjà pardonné.
Jean-François Rosecchi
Illustration : Giotto, Saint François chassant les démons de la ville d'Arezzo (détails), Basilique supérieure saint François, Assise (XIIème siècle).