Un texte de Cécile Trojani. Torsades, entrelacs et mouvements serpentins.
De loin, elle ressemble à une
citerne qui aurait été sauvée des eaux.
Ses fondations sont énormes. Sa
silhouette imposante prend largement appui sur le sol. Elle est basse et
cylindrique, ne devant son élévation qu’aux remparts qui la portent au-dessus
des flots, essoufflés, à bout de bras, depuis tant de siècles.
Elle est sombre même sous le soleil
de midi. Elle a quelque chose de la cave, de la voûte, une fraîcheur de
derrière les murs, la pénombre du repos.
L’esplanade sur laquelle elle
repose est piquée de petits arbres frêles et de discrètes floraisons,
disséminés sur des planches de terre à différents niveaux qui se trouvent
séparés les uns des autres par quelques marches. Cette curiosité interpelle le
badaud, elle titille son sens esthétique en frottant sa rétine d’une douce
déclinaison de beiges et de verts, discrètement sertie de jaunes et de blancs.
Selon la saison, le tapis s’encombre de frénésies de sève ou d’une torpeur de
cloître. Sa lassitude est palpable alors, on la sent dans l’air, il devient
lourd, il fait baisser la tête et courbe le dos du passant. Au printemps par
contre, la lumière y est électrique, ça sent tellement fort que les enfants ne
peuvent plus approcher. L’air sature. Il brûle. C’est un poison puissant qui
entre par les narines et vous dévaste à l’intérieur.
On n’a jamais baptisé ce jardin.
Autrefois les moines l’avaient
enclos. C’était un sanctuaire aveugle au-dessus des toits, jalousement
entretenu et tenu à l’écart des curieux. On y avait planté une vigne. Des
fleurs tropicales y poussaient à l’abri des regards. Des murs le ceignaient,
formant un rempart dans les remparts. Un puits l’irriguait. L’entrelacs délicat
du fer et des plantes grimpantes sculptait cette prison à ciel ouvert, lui donnant
un air de cité féodale.
Un air de luth.
Un air de jeune fille en cage.
Nulle âme ne le foulait, hors une
ou deux présences fantomatiques vêtues de bure noire, furtives et apeurées, qui
semblaient mues par un ordre lointain, une contrainte irrépressible. Les moines
chargés de l’entretien ne quittaient pas des yeux la citerne tout en
s’affairant, comme si, à chaque instant, quelqu’un pouvait sortir.
Quelqu’un ou quelque chose.
Le jardin est désormais ouvert à
tous les vents. Il prend des airs sauvages et chacun peut le visiter, chaque
habitant de la cité et tous les autres, les curieux et les fols, les
intrigants, les criminels, les amoureux, tous les adeptes de Rufus, ceux qui le
cherchent encore à travers la moiteur des pierres, le dédale des sentiers, les
senteurs contrariées de la pelouse, à travers l’abandon du large, les étreintes
du souffle qui descend des montagnes, à travers la violence des éléments.
Au sommet du carré, on ressent un
plaisir tranquille, une douce sérénité, un sentiment de force et de quiétude
qu’on attribue sans doute à la certitude d’être porté.
Une présence s’impose dans ce lieu
aux contours troubles. Elle émane du corps de pierre enraciné dans la lourdeur
de ses remparts et des formes si légères de la végétation. Elle s’arrime aux
à-pics qui le constituent. Elle tient des nues et de l’animal rampant.
Dans cette île lointaine du
lointain Sussex, contrée millénaire livrée aux invasions de tous les
mercenaires et des pirates au long cours, habite une légende, le souvenir d’un
Age d’Or où l’homme était encore un homme, où l’enfant s’ébattait sous des yeux
aimants, où les prodiges de l’esprit s’accomplissaient dans des corps libres de
toute entrave, où les Silènes étaient des femmes aux ventres infinis qui
mettaient bas dans les excavations des roches, dans les nids d’aigles des
falaises, dans des cirques suspendus ou dans les longs rivages d’algues fines,
de lichens odorants et de nacres liquides.
C’est une histoire secrète, une
histoire défendue, seuls quelques uns la murmurent encore, le soir, devant les
yeux écarquillés d’un interlocuteur tremblant d’effroi.
Cécile Trojani
Illustration : Jérôme Bosch, Le jardin des délices (détail) 1504