Nous vous conseillons de joindre le son à votre lecture. Un texte ténébreux de Dominique Giudicelli.
Par prudence, elle a quitté le chemin qui monte tout
droit vers l’alpage.
Tout à l’heure, le staccato d’un hélicoptère l’a
jetée sous un arbre, collée au tronc comme une excroissance jusqu’à ce que le
bruit des pales ait fondu à l’horizon.
Such a lonely day…
Ça fait deux jours, on a dû commencer à s’inquiéter.
Elle a quitté le chemin et s’engage sur un raidillon
qui longe le ravin, au-dessus de la rivière dont le souffle froid monte jusqu’à
elle.
… And it’s mine
Le sentier est envahi de pousses d’arbres et de
ronces, mais il serpente sous un treillis de branches ; elle y est à
couvert. On ne l’apercevra pas avant qu’elle débouche sur le plateau, et elle
attendra la fin du jour pour ça.
En été, le chemin est d’une fraîcheur accueillante,
mais en cette saison, il baigne dans une pénombre humide et froide. La terre
grasse lui colle aux semelles. Elle avance aussi vite que le permet le terrain
glissant. Le sous-bois a des lueurs glauques de forêt vierge.
Parfois, un arbre effondré pointe du faîte vers la
rivière qu’on aperçoit en bas, bouillonnante. Alors elle s’arrête, souffle un
peu et contemple, exaltée, la vallée encaissée. Au fond du gouffre, les flots
grondent et ajoutent leurs basses organiques à la chanson qui l’entête.
Such a lonely day
And it’s mine
The most loneliest day of my life….
L’idée la traverse d’un coup que sa place est ici.
Plus que n’importe où dans le monde. Dans ces lieux solitaires, même sur ce
versant inhospitalier, elle pourrait vivre pour l’éternité …
Un petit coup de pied au ventre la pousse à
reprendre sa marche.
Aimera-t-il leur vie ? Il n’aura qu’elle et
elle n’aura que lui.
La pente se fait plus raide, elle patine ;
dérape, se rattrape aux branches d’un buisson. Assure ses enjambées sur les
pierres saillantes, se hisse à l’aide des branchages. L’été, elle sauterait
comme une chèvre, d’une pierre à l’autre ; mais aujourd’hui, ses Docs
boueuses l’alourdissent et rendent son pas incertain.
…And if you go
I wanna go with you
And if you die…
Son cœur bat plus vite. … Si elle tombait là,
personne ne la trouverait sur ce sentier perdu ; au printemps, un berger à la
recherche d’une brebis égarée buterait sur son cadavre…. Est-ce qu’il mourrait
en même temps qu’elle ou après ? L’idée de le savoir seul, dans un corps pourrissant,
lui serre la gorge… Such a lonely day.
La boue a laissé place à la caillasse, une sorte de col derrière lequel le
chemin redescend. And it’s mine. Pour
garder l’équilibre, elle grimpe à quatre pattes. Même à cet instant, à genoux
sur les pierres, elle ne regrette rien. Les images la parcourent comme des
mains chaudes. La chair tendre se tendait, brûlante, la cherchait. Une douceur
de crème. Dans l’ombre de la sacristie, elle avait tremblé de sentir son ventre
tressaillir, son sexe couler. Elle avait tremblé sans résister à l’onde de
désir qui déferlait, à cette vie sauvage qui l’arrachait à l’inexistence. Sous
la chasuble blanche comme une hostie, des odeurs de mâle et d’encens…
Jamais on ne le lui prendra.
Elle est tout ce qu’on veut mais pas une chienne.
Ils connaîtront des nuits glaciales et des jours
sans pain, mais ils seront deux. Un jour, lorsqu’il sera plus grand, ils
quitteront la montagne. Dans un village où l’on ne la connaît pas, ils
s’installeront. Il sera son petit homme, il veillera sur elle.
Au sommet du tertre, elle se redresse pour reprendre
haleine. De là-haut, le monde est immense : on aperçoit le cours de la rivière,
et la cascade d’où elle se jette dans son lit tout fumant, avant d’enfler entre
les rives étroites et rouler de rocher en rocher, gagnée peu à peu par
l’ivresse d’une course qui ne ralentira qu’en plaine pour finir dans les eaux
croupies d’un marais.
… And if you die
I wanna die with you
Take your hand and walk away...
D’un ample battement d’aile, une buse vient de se
poser de l’autre côté du ravin. L’oiseau la fixe d’un œil noir qui ne cille
pas. Embarrassée, sous ce regard, elle se remet vite en route, plantant
prudemment ses talons dans le tapis de cailloux qui se déroule sur tout un pan
éboulé de la montagne. Le flanc est fendu comme une blessure, d’où pendent à nu
des racines arrachées. Elle progresse lentement, les pierres coulent comme du
sable. Un instant son pied ripe, elle se tasse instinctivement contre le flanc
de la montagne, le cœur battant, elle avance pas à pas en s’appuyant à la
pente. Cette portion de chemin est
heureusement à découvert, éclairée par le froid soleil
de novembre. Such a lonely day…
Un piaulement. Glaçant.
Le rapace a pris son envol et traverse la
gorge étroite d’un coup d’aile. Elle sent dans ses cheveux le vent de son vol,
lance ses bras pour chasser l’oiseau, trébuche, dérape, glisse sur un torrent
de cailloux qui se précipitent vertigineusement vers le vide. Elle roule sur le
ventre, lutte contre la force qui l’entraîne, s’agrippe de tous ses ongles….
The most
loneliest day of my life… Au-dessus
d’elle plane la buse. Les pierres courent, rebondissent sur son front, son dos,
ses jambes, la charrient au bord du précipice, dans un crépitement affolé qui
se mêle au grondement du fleuve.
Elle a cessé de se débattre : le gouffre
s’ouvre sous elle et l’aspire d’une succion mouillée ; l’eau blanche sera son
linceul, les marécages, son tombeau. Dans les secondes qui lui restent à vivre,
l’extase de la chute lui arrache l’âme et les entrailles… Elle hurle. Des anges
aux yeux blancs accourent et tourbillonnent dans la poussière d’eau. Elle hurle
et dans un claquement de chair battue, s’abat dans le lit houleux du fleuve.
Son flanc s’ouvre sur le tranchant des flots et expulse son fruit, roulé,
brassé par le courant rougi, son corps vide dévale vers la mer, flottant,
cognant, tournoyant et entraînant derrière lui l’enfant au bout de son cordon.
Dominique Giudicelli
Illustration : Albrecht Dürer