Entourant tout homme, il y a les autres, leurs mots, leurs cris et leurs souvenirs, même lorsqu'il est plongé dans la mort. Un théâtre autour d'une ombre. Un texte de Jean-Simon Ottavi.
Il
a cessé de pleurer. Elles ont pris ses larmes pour rendre sa douleur plus
digne. Ce sont elles qui se morfondent, se frappent la poitrine, se déchirent
le visage. Leurs joues sont les vivantes plaines où les larmes s’écoulent en
suivant les sillons creusés par les enterrements auxquels elles ont déjà prêté
leurs cris. Leurs sanglots traduisent dans la mort la joie qu’il avait
engendrée de son vivant. Les étincelles crépitantes et encore timides s’élèvent
vers la lumière déclinante du jour. La foule est venue nombreuse pour ce simple
paysan. Sa femme bien sûr, ses amis aussi et avec eux ses vieux outils pour
qu’ils ne connaissent pas un sort différent de celui de leur maître : leurs
corps rejoindront la poussière et leurs squelettes de métal seront recouverts
par le temps. Le maire lui-même est venu pour rendre hommage à ce cœur simple,
à ces mains rugueuses et humbles, au travail harassant recommencé sans plainte.
Je
le revois se lever tôt chaque matin et manger un petit quelque chose sans un
bruit, sans un mot. Savait-il que je le regardais en secret, admiratif ? Se
doutait-il que je rêvais de nous voir partager ce moment qui n’appartenait qu’à
lui ? S’il l’avait su, il m’aurait regardé, m’aurait souri, m’aurait dit
quelques mots peut-être et avant de partir aurait passé sa main dans mes
cheveux. Souvent, c’est ce qu’il faisait… Nous n’en avions jamais parlé, mais
je le sentais. Il fallait que je le laisse à son œuvre, je me contentais de
regarder et de me demander où s’attardaient ses pensées. A quoi rêvait-il
lorsqu’il regardait le feu qu’il venait de nourrir d’une grosse bûche ? Que
voyait-il à travers les flammes ? Se doutait-il déjà qu’elles dévoreraient ses
yeux sous les miens, encore humides ?
Le
maire ne prononce pas de discours. Il ne veut pas détourner l’attention du
mort. Les pleureuses aussi se taisent pour ne pas que leur art distraie la
foule. Tous regardent les flammes devenues vivaces dans la nuit tombée. Elles
l’engloutissent doucement dans un dernier hommage. Les ombres dansent sur son
visage, soulignant les rides qu’y a creusé une existence calme et riche, jetant
la lumière sur son dernier sourire, faisant flamboyer sa chevelure terne. Seul
le feu parle. Il exprime dans une langue aérienne aux intonations claquantes
les incompréhensibles volontés du défunt.
Lui
n’a jamais été très bavard, mais son franc-parler était connu de tous, on le
respectait même pour cela, à défaut de toujours l’apprécier. Il ne se mêlait
que peu des affaires des autres et faisait en sorte de ne pas compliquer son
existence : avec la terre il n’y avait ni secret, ni jalousie. Avait-il profité
de sa récolte ? La moisson n’était-elle pas arrivée trop tôt ? Comment le
savoir, il était si secret ! Malgré cela, il m’était impossible de douter de sa
gentillesse. Quand il me souriait, j’oubliais les moments difficiles de ma vie
d’enfant ou les sous-entendus de ma mère quand elle disait qu’il « s’était
battu pour en arriver là ». J’étais avide de nos moments solitaires et
silencieux qui maintenant me manqueraient pour toujours.
Le
feu à présent exulte de contenir en son sein brûlant un homme aussi bon. Il
craque de joie et se nourrit de la tristesse de ceux qui aiment le paysan,
jetant ses flammes d’orgueil haut dans le ciel noir. Quelques flammèches bleues
apparaissent furtivement, ça et là. Est-ce l’âme du vieil homme qui les colore
ainsi, ou bien sont-ce les larmes du feu, soudainement frappé par l’idée qu’il
anéantit le corps d’un homme respectable ? Les pleureuses recommencent leur
office avec toute la discrétion que leur permet leur talent, malgré l’émotion
qui les étreint aussi.
Les
sentiments du feu s’éteignent tandis que grandissent leurs plaintes. Il ne
reste plus au milieu des arabesques jaunes et orange qu’un squelette lavé des
scories de son existence. Une impression de sérénité en émane. Bientôt, le feu
mourra à son tour, emportant avec lui les derniers instants de vie du paysan.
Puis les souvenirs eux aussi deviendront vagues et abstraits et le squelette
deviendra poussière. Enfin mourront ceux qui se souvinrent et ces pages
garantiront à peine un court délai à leur mémoire.
Jean-Simon Ottavi
Illustration : Francisco de Goya, Vol de sorcières.