Antonetti déteste toujours autant la nostalgie. Même traduit (par Marco Biancarelli), il la déteste toujours autant et elle le hante. Rien à faire. Comme nombre d'entre nous.
Ce sentiment est ridicule, oui ridicule le fait de pleurnicher sur le passé, d’avoir l’estomac noué et les larmes aux yeux en pensant à tous ces instants suaves et éculés, tant de rires insouciants, tant de douceurs partagées. Je hais la nostalgie. Je ne me suis jamais plaint de rien, je n’ai jamais eu de regrets, j’ai eu des moments agréables et partagé les rires et les caresses. Mais tout ceci est passé, et point final. Je fuis la nostalgie de la même manière qu’il m’a fallu fuir de chez moi. J’ai laissé la terre qui m’a vu naître et puis grandir, je l’ai quittée à l’aube de mes vingt ans et je me suis installé à Paris. J’ai laissé ma terre et les miens sans aucun remords. Je n’étais pas fait pour vivre là-bas, je n’étais pas comme eux. Déjà petit on m’appelait « le délicat ». Souvent malade, plutôt malingre, je n’étais pas un rude, je n’étais pas un dur. La chasse me déplaisait, le foot encore plus, et j’en disais tant et plus alors qu’ils m’espéraient taiseux, comme un agneau. Les taiseux c’était eux, dans cette maison de pierres et de terre argileuse, cette sombre maisonnette, inconfortable, chargée de l’ombre des ancêtres qui vous observaient sévèrement, accrochés aux murs de chaque pièce.
Moi je me
sentais étouffer. Cet univers était bien trop petit pour moi, je ne voulais pas
vivre au milieu du bétail, je ne voulais pas mettre mes pas dans la merde des
brebis. Et les brebis aussi me dégoutaient, ces saloperies qui vont en bande.
Et les hommes-mêmes suivaient la bande, le patriarche qui décidait pour les
autres, et la vie relevait pour chaque chose d’une mise en commun, quand je me
voulais individualiste. Je désirais jouir de la vie comme bon me semblait, sans
avoir de comptes à rendre, sans être jugé par le reste du troupeau. Donc je
suis parti. Et je suis tout de suite tombé amoureux de Paris, de ses bâtiments
magnifiques, de cette liberté de n’être connu de personne, de ses plaisirs
infinis. Desquels je me suis repu à satiété, je n’étais plus « le délicat »,
j’étais libre. Et je ne suis jamais plus retourné chez moi. Je n’y avais plus
ma place.
Je me suis
réveillé dans un bain de sueur, la bouche pâteuse. Pour la première fois en
vingt-cinq ans, je me suis vu là-bas, dans notre maisonnette, face à la
cheminée, et le vieux à mes côtés. Nous n’avons pas échangé le moindre mot.
Comme autrefois. Je voudrais me lever et fumer une cigarette et lutter contre
ce spleen, mais il m’est interdit de fumer. Et depuis quelques jours, mes
jambes refusent de me porter. Je ferme les yeux et je laisse mon esprit
vagabonder.
Une odeur
identifiable me revient, cette puanteur du fumier de brebis qui me semble si
douce ; j’entends les chiens qui aboient, les agneaux qui bêlent. Je me
sens tellement bien, et je m’endors.
« Mais
oui, on va vous donner vos cachets, ne vous impatientez pas ».
C’est ce que me répond cette infirmière
grasse à la peau blanche, lorsque je lui demande à boire. Depuis quelque temps,
je ne parle plus que corse, il n’y a plus de français dans ma mémoire. Elle
fait comme si de rien n’était, elle ne cherche pas à en connaître la raison, et
ni même à comprendre ce que je peux bien raconter. Si au moins je pouvais me
lever, je lui ferais ravaler son indifférence à coups de pieds au cul, à cette
pétasse mal foutue. Si elle ne peut plus me comprendre, et si je parle
seulement le corse, c’est à cause de cette morphine qu’elle m’a injectée dans
les veines tous les matins, c’est sa faute et elle s’en fout, la compassion
elle ne sait pas ce que c’est. Je la regarde qui s’éloigne, fini son turbin.
Elle est totalement contrefaite. Les femmes d’ici sont contrefaites, leur peau
est sans saveur. Je me souviens de la peau de Laura. Parfumée à l’abricot. Nous
avions seize ans, nous nous retrouvions au coucher du soleil sur les coteaux,
et je m’enivrais de sa bouche, de ses caresses, je jouissais de chaque recoin
de sa peau dorée. Je me souviens de ses larmes lorsque je suis parti. Je me
souviens à quel point je l’aimais, et je pleure.
La douleur
me réveille. Je ne peux plus poser mes membres sur le matelas. Le cancer ronge
chaque parcelle de mon corps. Je hurle mais personne ne vient. Je voudrais la
voir arriver comme autrefois, lorsque j’étais malade, allongé dans le vieux lit
en noyer. Je voudrais la voir approcher et me demander, avec sa voix
inquiète : « Qu’est-ce que tu as, mon enfant ? ». La porte
s’ouvre, mais ça n’est pas elle, c’est toujours la grosse vache… Et qui ne me
demande rien. Elle change juste la dose de morphine, qui me semble un peu plus
puissante. Le produit s’écoule tout doucement dans mes veines et me ramène chez
moi. Mon être n’y retournera jamais, ou seulement entre quatre planches, même
pas en châtaignier, mais mon esprit y est, lui, grâce à la morphine.
Je
marche le fusil à l’épaule, j’ai quatorze ans, et je suis le vieux pour aller
en poste, et je parle, trop. Il m’engueule. L’odeur du maquis recouvert de
rosée m’enveloppe dans sa cape.
Je
hais la nostalgie, et pourtant elle m’accompagne, à l’instant de rendre mon
dernier souffle.
Joseph
Antonetti
Illustration : brebis dans le Connemara (Diane Egault)
Illustration : brebis dans le Connemara (Diane Egault)