Une chronique évoquant l'art dellilesque de faire traverser au lecteur toute l'épaisseur du réel à travers ce recueil de nouvelles, écrites sur une période de trente ans, et récemment paru en langue française. Une lecture du grand auteur new-yorkais par Bénédicte Giusti-Savelli.
Il est des auteurs que l’on apprécie parce qu’ils
ont un univers que l’on est heureux de retrouver. D’autres dont chaque ouvrage
nous surprend : Don DeLillo est de ceux-là.
Dans Cosmopolis,
il décrivait la journée d’un golden boy millionnaire, Eric Packer, qui tentait de traverser,
dans son indécente limousine, une ville de New York totalement paralysée par la
visite du Président des Etats-Unis. Point Oméga offrait un contraste saisissant avec cette description
apocalyptique de l’univers urbain : dans le désert californien, un vieil homme,
ayant travaillé pour l’armée, recevait la visite d’un jeune cinéaste ; pour
ce roman très court et déstabilisant, presque philosophique, DeLillo,
maître dans l’art de suggérer le poids et la dilatation du temps, avait choisi
une écriture blanche, très efficace.
On retrouve
cette écriture dans son dernier ouvrage, L’Ange Esmeralda, paru en février 2013, recueil de neuf nouvelles
écrites entre 1979 et 2011. Création se
concentre sur un couple de touristes qui ne parvient pas à quitter l’île
paradisiaque où il se trouve, les vols étant sans cesse retardés ou annulés. Moments humains dans la troisième guerre
mondiale nous projette dans l’espace, aux côtés de deux astronautes en mission
orbitale, alors qu’un conflit planétaire vient d’éclater. Puis viennent un camp
de prisonniers, un tremblement de terre en Grèce, un joggeur, un ange, deux étudiants
qui s’interrogent sur l’étymologie de « parka »… L’éclectisme
est frappant, déroutant. L’unité du recueil ne s’impose pas d’emblée, elle se
construit texte après texte, dans un habile jeu de miroirs.
Le lien se crée à travers ces histoires multiples
de solitudes, celles d’individus qui errent au milieu d’« âmes ». Une
solitude, peut-être due à l’étrange
rapport au monde de certains personnages, des contemplatifs qui s’interrogent
sur le caractère insaisissable et illisible de la réalité : les gens
voient ce qu’ils veulent voir, croient ce qu’ils veulent croire. Le prisonnier
du Marteau et de la Faucille évoque
sa fascination pour un mot : « Au
début de mon adolescence, j’étais tombé sur le mot fantasme. Un mot formidable,
avais-je décidé, et j’avais voulu devenir un être fantasmatique, quelqu’un qui
entre et sort de la réalité physique. Et voilà où j’en suis maintenant, un rêve
fébrile en suspension, mais où est le reste, la densité alentour, la chose
dotée de substance et de forme ? » Et si nous n’étions tous que des
« rêves fébriles », des êtres invisibles, enfermés dans nos solitudes,
absents de nous-mêmes, fantomatiques ?
Les
personnages vont donc tenter de gagner en « densité ». Dans Dostoïevski à minuit,
deux étudiants inventent une existence à un homme qu’ils croisent
régulièrement : ils lui écrivent une histoire, lui créent un nom, une
origine, une famille, un passé jusqu’à ce que leur entreprise dérape parce que
l’un des étudiants voudra « simplement
parler à cet homme » : peut-on prendre le
risque de « concrétiser » nos fantasmes ? Tout n’est sans doute
pas dicible : l’un des astronautes de Moments humains dans la troisième guerre mondiale veut
que « les mots restent
secrets, qu’ils se cramponnent à l’obscurité, au plus profond ». Les
mots ne sauvent pas de tout, ils doivent parfois être tus.
Quand
la parole est impuissante, le regard peut-il préserver de la vacuité et de
l’angoisse ? Le même astronaute contemple la terre : « La vue qu’il observe investit manifestement sa
conscience. Elle est assez puissante pour le réduire au silence (…) Cette vue
est un exaucement sans fin. Elle est comme la réponse à une vie entière
d’interrogations et de confuses aspirations. »
Une place essentielle est accordée dans ces nouvelles à l’image -le cinéma, la
peinture- comme souvent dans l’œuvre de DeLillo. Leo Zhelezniak, personnage de La Famélique, passe
ses journées au cinéma parce qu’« en dépit de toutes les lunes d’angoisse ou de mélancolie flottant
au-dessus de sa vie, lointaine ou récente, c’était ici l’endroit où tout
pourrait peut-être s’évaporer » et les visions que lui
offre le cinéma, même si elles s’évanouissent en quelques secondes, ont « la densité d’une vie entière
compressée ». Autre image, sacrée celle-là, au centre
de l’Ange Esmeralda :
deux bonnes sœurs, Edgar et
Gracie, distribuent nourriture et soins aux laissés pour compte, drogués et
miséreux du Bronx. Gracie remarque Esmeralda, une jeune fille d’à peine douze
ans, livrée à elle-même : « dégingandée
avec une sorte d’intelligence sauvage, une sûreté de gestes et de pas – elle
paraissait impuissante mais vive, elle paraissait pas lavée et pourtant
complètement propre, propre comme la terre, affamée, rapide ». On
retrouvera Esmeralda violée et jetée d’un toit. Sœur Edgar veut alors vérifier
une rumeur : la nuit, sur un panneau publicitaire, le visage de la jeune
fille apparaîtrait. Apparition salvatrice ou destructrice ? Est-elle le
fruit d’une hallucination collective, le besoin de croire à « la vision à laquelle on aspire ardemment
parce qu’on a besoin d’un signe pour surmonter son doute » ?
Tous
les protagonistes vont finir, au moins une fois, par toucher le réel, que cela
relève d’un vrai désir ou que cela s’impose à eux. Un coureur, dans la nouvelle
éponyme, répète le même trajet dans un parc, regardant machinalement le décor
et les gens : il faudra l’intervention d’un tiers et la reconstruction a
posteriori de ce qu’il a vu pour qu’il réalise qu’il a été le témoin inconscient
de l’enlèvement d’un enfant. Dans cette nouvelle, la plus brève du recueil, la
tension est là, dès le début : le lecteur pressent le drame, l’attend, le
reconstitue. Ce texte, très cinématographique, rappelle le film Blow up d’Antonioni : un
photographe prend des clichés dans un parc presque désert ; en effectuant
des agrandissements successifs, il réalisera qu’il a photographié un meurtre. DeLillo
nous suggère des clés de lecture et d’interprétation : le joggeur est là, à
la fois physiquement présent mais absent au drame, aveugle à la réalité qu’il a
sous les yeux, allégorie de notre condition.
Si
cette nouvelle offre des clés, il faut accepter, avec les œuvres de DeLillo, de
ne pas tout comprendre : loin d’un hermétisme pédant, l’auteur incite le
lecteur à un effort intellectuel très stimulant, à un réel travail
interprétatif. Le lecteur se retrouve dans la position des personnages :
de la contemplation, il doit passer à la réflexion et accéder, peut-être, à une
explication ou à une compréhension, certes très lacunaire, mais susceptible de
lui faire toucher cette densité qui manque à nos existences.
Bénédicte Giusti-Savelli