jeudi 30 mai 2013

Indociles



Une lecture d'Emmanuelle Caminade.

Indociles, Laure Limongi, éditions Léo Scheer, octobre 2012, 196 p.



J'aurais sans doute écarté cet essai littéraire portant sur quatre écrivains "expérimentaux" - que Laure Limongi préfère nommer "indociles" – si, par un de ces hasards insistants qu'aime souligner l'auteure, je n'avais découvert l'un d'entre eux à l'occasion d'un séjour en Corse. Un écrivain insulaire m'y avait en effet parlé avec enthousiasme d'Hélène Bessette, me donnant à lire quelques extraits d'Ida ou le délire qui venait d'être réédité par Léo Scheer dans la collection Laureli dont le titre reprend le surnom de sa fondatrice ...
C'est à la fois en tant que lectrice passionnée, «auteure pudique et éditrice militante» que Laure Li...mongi ose nous y parler «des livres qui [lui] font battre le coeur» en mêlant l'autobiographie à l'essai sous forme d'un journal. Et son amour de la littérature, la sensualité de son rapport à l'objet-livre, la sincérité de son engagement, son humour toujours présent, son admiration pour ces auteurs, disant aussi l'humain derrière l'écrivain, la simplicité et la pertinence avec laquelle elle analyse leurs oeuvres, tout cela conquiert le lecteur, venant bousculer les clichés sur une littérature que beaucoup pensent réservée aux spécialistes car trop exigeante.

Laure Limongi trouve le ton juste en adoptant un "vous" associant proximité et distance. Elle établit ainsi une connivence avec le lecteur tout en prenant du recul pour s'adresser à elle-même, distance comique allégeant encore un essai qui n'a rien de pédant ni de rébarbatif et anéantissant du même coup tout soupçon d'égotisme. Présentant successivement les auteurs choisis, elle renouvelle de plus notre intérêt et notre plaisir en faisant baigner chaque partie dans une atmosphère particulière.
La première nous conte ce choc reçu par une étudiante studieuse dans une bibliothèque hantée par «le clone de Foucault», comme «d'aucuns se prennent Dieu sur la tête au détour d'une colonne d'église». Une révélation qui détermina son entrée en littérature indocile. Le texte, teinté de nostalgie et d'émotion, captivant, incite à découvrir l'oeuvre de Denis Roche où «écriture et photographie ne cessent de communiquer». Mais la précision des descriptions ne saurait suppléer l'absence totale de reproductions, ce manque finissant par émousser le désir après l'avoir attisé.
La partie consacrée au mystère Bessette, rebondissant sur une chaîne réjouissante de coïncidences parfois incongrues, s'apparente à une enquête pour résoudre l'énigme d'un oubli médiatique. Elle éclaire la personnalité de l'écrivain et la force d'une oeuvre abordée surtout globalement.
La partie concernant l'oeuvre explosive et vertigineuse de Kathy Acker rapproche de manière surprenante des mondes multiples, nous faisant pénétrer dans ceux de la musique rock et même du bodybuilding... Approfondie et passionnante, elle m'a donné une réelle envie de lire cet écrivain américain.
Quant à la quatrième, pastichant malicieusement B.S. Johnson, elle nous plonge dans l'univers délirant, grinçant mais aussi poignant, d'un autre virtuose.

Les consonances qui relient ces quatre – voire ces cinq - auteurs indociles sont frappantes.
Ces derniers sont d'abord des écrivains qui refusent tout enfermement et tentent avec énergie de bouger les lignes, au propre comme au figuré, qui refusent les frontières – à commencer par celles des genres littéraires et culturels. Des auteurs décalés qui ne se soumettent pas à l'ordre littéraire établi ni aux modes, leur engagement se fondant sur l'authenticité et la nécessité. Tous «interrogent la forme (...) la réinventent» mais célèbrent la mémoire – un "sentiment révolutionnaire" disait récemment Régis Debray! –, et ils s'adonnent à un certain «piétinement» de la «tragédie humaine» : fascination de Denis Roche pour les rituels Dogons, litanie funèbre qu'est aussi à mon sens Ida ou le délire, hommage répété à tous ces grands auteurs dont Kathy Acker pille les textes, célébration de l'ami disparu par B.S. Johnson dans un livre doublement tombeau. Des auteurs d'une folle liberté qui semblent vouloir «provoquer la camarde», exorciser le temps qui passe. Passage du temps que Denis Roche décline aussi dans le gris de ses photos auquel fait écho, dans l'avant-propos, ce souvenir d'enfance de Laure Limongi qui émerge avec vivacité d'un écrin de gris ...

Et cette révélation prémonitoire appartenant à un temps révolu transcende d'emblée la dimension littéraire - et même politique - de l'essai qu'elle introduit. Cette mésange inconsciente du danger manifestant «bruyamment sa présence» face à un molosse, indifférente à la «disproportion des forces», ne renvoie pas seulement en effet à des auteurs indociles - qui eux ne sont pas inconscients et ont le désir et la volonté de risquer leur liberté d'écrivain. C'est plus largement le refus de la soumission au conformisme de la survie, c'est la liberté et la singularité de l'homme qui s'affirment face à son destin, la vie qui se rit de la mort.

Emmanuelle Caminade