Jean-François Rosecchi entame avec ce
conte loufoque et édifiant une série de trois publications autour d'une
thématique que l’on reconnaîtra bien vite. S'ensuivra dans les semaines à
venir une traduction de l'anglais d'un extrait de Paradise Lost de Milton en langue corse, puis une
recension de l'excellent ouvrage de Donald Pollock, Le diable, tout le temps.
I
Comme la
plupart des représentants de commerce de ce pays – et sans doute de la Terre
entière – le petit Claudio s’imaginait que, lorsqu’il entrerait dans sa chambre
d’hôtel, il verrait une des femmes de chambre se masturber d’un air coupable, son
aspirateur négligemment jeté sur la moquette. Celui-ci procéderait au chantage
qu’elle aura envie d’entendre. Elle le prierait à genoux et s’ensuivrait un
coït torride et millimétré.
Bien entendu,
ne l’attendait rien de cela ce soir, à part le crépitement du néon de la salle
de bain qu’il avait laissé allumé en partant. A ce moment-là il pensa au Paradis
et à la mort. Il fila sous la douche se défaire de cette crasse estivale et en
profiter pour raser une barbe qu’il commençait à trouver ridicule. C’est une piste…C’est
une piste…marmonna-t-il pour lui-même tout en branchant son rasoir. L’univers
d’un représentant de commerce, ayant qui plus est grandi dans la banlieue
d’Ostie, pouvait très probablement se calculer en mètres carrés ; nul
besoin d’utiliser un ordre de grandeur plus vaste. Et pourtant, Claudio
Belgonzo devait se révéler surnaturellement exceptionnel et instigateur d’un
nouvel ordre.
Depuis quelques
mois déjà il s’était plongé dans les arcanes des mathématiques probabilistes
appliquées à la finance ; espérant trouver un remède à la crise économique
qui commençait à s’éterniser en ce début d’été 20XX. Je ne vends rien !
Comment peut-on imaginer que les gens n’aient pas besoin d’un kit de nettoyage
pour voiture ou d’une crème à récurer ?
Son idée, sa
créature était une machinerie infaillible puisqu’elle reposait sur des
principes anciens. Parce que la crise se prolongeait, le président Obama avait
décidé d’autoriser la prostitution ; mais que celle-ci soit pratiquée,
bien sûr, dans les limites du droit des Etats. L’Europe avait immédiatement
suivi devenant ainsi un gigantesque bordel, un formidable foutoir. Belgonzo
fréquentait d’ailleurs assidument le Maria-Magdalena’s ; adresse
recommandable mais à la marchandise peu attrayante, au visage crevassé et aux
cuisses dégoulinantes. Le seul intérêt est qu’il pouvait s’ébattre avec
d’anciennes camarades de classes et même parfois avec des cousines.
Ce soir-là,
dans la moiteur de ce mois de juillet romain, sous le néon de sa misérable
chambre, sur une piteuse chaise pliante et dans l’euphorie la plus déliée, Belgonzo
griffonna sur quelques pages la Solution. Les bases de ce qui allait s’appeler
le système Belgonzo furent publiées un mois plus tard dans la très sérieuse
revue Economical studies éditée par les Presses Universitaires de Cambridge.
L’idée est simple
dans son principe. Il s’agit d’un mixte entre l’ancien système d’échanges
universitaires Erasmus et le principe du : costumer does not have to move.
Pour donner une assise psychologique à sa proposition, il s’était servi de son
bon sens de latin : les hommes aiment à forniquer avec de l’Exotique. Ici,
l’exotisme c’est la grande blonde et pâle ; chez les Allemands, la petite
brune un peu grasse ; chez le Hollandais, la pilosité légendaire des
lusitaniennes est prisée ; chez le Portugais la douceur de porcelaine des
filles nordiques. La marchandise bouge, le client lui ne bouge pas et il est
possible de tabler sur une demande constante grâce à une politique
protectionniste à l’échelle de l’Europe ! Au diable les étroites fesses
asiatiques ! Les théories les plus simples sont les plus sublimes et le 20
septembre de l’année suivante, l’Union Européenne s’entendait sur le projet Maria-Magdalena
du nom du petit bordel de la Via Appia. De cette manière, en optimisant
l’offre, les taxes sur les actes sexuels iraient multiplier par 2 les recettes
des Etats qui pourraient ainsi renouer avec des politiques de relance. Belgonzo
ne s’en fit jamais une grande gloire, à peine pût-il accepter les invitations à
diner et les cérémonies officielles. La misère en ce temps était très grande et
les émeutes de la faim monnaie courante mais, très curieusement, la violence
n’atteignit pas des sommets
irréversibles. Les Européens n’en étaient sans doute plus capables. Le
système Belgonzo mis en place, l’économie mondiale commençait à mieux respirer.
II
La petite
Tiziana Montedivenere s’attirait assez souvent les moqueries de ses camarades
de jeu par ses histoires à dormir debout. Elle qui avait pourtant été élevée
dans le matérialisme le plus strict, affirmait avoir discouru avec la Vierge à
l’angle de la via del Babuino le 25
décembre 2007. Mis à part ce miraculeux épisode et la tendance de Tiziana à
souiller très légèrement ses sous-vêtements, rien d’autre n’est à signaler de
particulier chez la jeune fille. « Eprise de voyages et de
rencontres » comme n’importe quelle écervelée de son âge, elle s’était
portée candidate au départ pour le Maria-Magdalena II (European prostitutes
circus). Tandis que sa correspondante Anastasia atterrissait sur le tarmac de l’aéroport
de Turin, son train entrait en gare de Varsovie par un matin de printemps. Bien
sûr, il est à se demander comment une infamie comme le fait de vendre son corps
peut attirer, nonobstant la misère, autant de jeunes filles. Réponse : le
patriotisme. Leurs talents remplissaient les caisses des Etats d’où elles
provenaient. De plus, on leur promit – et les gouvernements suivants tinrent
parole – d’élever dans toutes les villes de plus de 10 000 habitants un
monument aux Filles. La misère galopante, la libéralisation des mœurs et la
marchandisation totalisante ne pouvaient que favoriser le terrain du système
Belgonzo. Tout ce qu’on peut dire c’est que ça fonctionnait et que ça
fonctionnait très bien.
Son premier
client fut un étudiant de la faculté de médecine, le second un rôtisseur,
le troisième un ancien évêque, le quatrième un métallurgiste, le cinquième un
pâtissier, le sixième un poseur de carrelage, le septième un banquier de la
City en fuite, le huitième Dragan Issorski. Tu parles anglais ? Comment tu
t’appelles au fait ? Tu demandes tout le temps comment les clients
s’appellent ? Tu t’intéresses à eux ? Pas forcément mais comme
on semble avoir le même âge… Dragan…Ma sœur est en Suisse…Elle est comme
toi. Tu crois en la religion ? Bien sûr comme tout le monde. Tu
fais quoi comme métier ? Je travaille chez un imprimeur mais mon truc
c’est de faire des photos. Tu me prendrais en photo ? Tu sais
moi…C’est plutôt les ambiances urbaines, les choses comme ça… Mais ce que
j’ai envie de dire c’est que les putes sauveront le système capitaliste et
l’économie de marché. Avec les rouges…Mon père me racontait ; on a trop
morflé donc faut pas lâcher prise.
Moi je m’appelle Tiziana Montedivenere.
Ces deux là
devaient devenir vraiment copains. Issorski, outre sa passion pour la photo,
était un véritable amoureux du Japon. Il reverrait Hokusai, Yoshitoshi, les
couleurs franches et toutes ces images du monde flottant. Fréquenter les prostituées
poussait son imagination vers les chauds quartiers de Kyoto où certaines filles
se faisaient payer des fortunes pour quelques heures de compagnie. Dragan
enfila son imperméable, eut un sourire de sympathie envers Tiziana qui le lui
rendit au décuple et sortit. Ce n’est qu’après avoir fait quelques pas dans la
rue que le patronyme de la jeune fille fut associé au japon et enfin à Hokusai :
Montedivenere, Monte di Venere... Des philosophes disent que les idées
s’appellent les unes les autres au petit bonheur, by a gentle force. Mais
personne dans cette histoire ne croyait au hasard.
III
« Les
trente-six vues du mont de Vénus »
Dragan devint
rapidement célèbre grâce à cette exposition. Son modèle également. Berlin, New
York, Brême puis Paris. Une telle audace stylistique, une telle variation
joueuse autour du sexe féminin, la symbolique du lointain inaccessible ;
tout y était pour enchanter les critiques et les snobs du monde entier.
« Saupoudrée de sucre-glace », « par un pâle soleil
d’automne », « vue à partir du genou gauche », « lavée de
tout soupçon ? », etc. Et Tiziana d’égérie du monde de l’art
contemporain devint, cinq ans plus tard, animatrice d’une émission culturelle dans
laquelle elle passait en revue les nouveautés cinématographiques du moment.
C’est alors qu’un soir, en sortant de son appartement, alors qu’elle s’apprêtait
à prendre la via del Babuino, précisément à l’angle de cette rue, elle
rencontra Claudio Belgonzo dont le système avait fait son temps et que le monde
avait peu à peu oublié du fait de la fulgurante reprise économique. Leurs
regards se croisèrent de façon asymétrique. Le petit Claudio embrassa en une
seule intuition, les yeux noir charbon, les lourdes mamelles et la lumière des
cheveux de Tiziana qui, de son côté, ne remarqua qu’une paire d’yeux fatigués
posés sur elle. Belgonzo sentit monter en lui une bouffé de courage dont
l’origine ne pouvait être attribuée qu’à une intervention surnaturelle.
« Excusez-moi ! Vous ne seriez pas la fille
de Piero Belmonti ? »
« Pas du tout ! »
Comment ils
tombèrent amoureux, ceci reste un mystère. Trois ans plus tard naquit de cette
union inattendue un être qui devait acquérir une célébrité certaine. En effet,
sa venue avait été annoncée par Jean et tout se réalisa.
Mail to : Alessandro Belgonzo
From : Claudio Belgonzo
June 6 20XX
Mon
très cher frère,
la chaleur m’étouffe, elle me dévore…Je ne sais si je
pourrais voir la fin de cet été. J’en oublierais même d’être humain et de
t’écrire. Non pas pour éveiller ta compassion, c’est impossible, par toi et
malgré toi. Ce que j’endure, je crois le mériter et encore la nature a sans
doute épargné à mes vieux os de voir ce corps dépérir. Oui, je ne vois presque
plus et je dicte ce courrier à la nièce de cette pauvre Tiziana. Il me reste,
Dieu seul sait pourquoi, des capacités olfactives ; que je n’ai jamais
eues de ma vie. Et tout ce que je peux sentir c’est la mort ; et je peux
de dire que cette odeur je l’ai toujours connu ; depuis 25 ans elle est là
pour moi et, maintenant, elle est là pour tout le monde. Pourquoi moi ?
Pourquoi ce monstre est-il venu au jour ? Que tout cela finisse. Le monde ne
s’en relèvera pas. Ce n’est pas que je lui accorde un très grand prix mais
j’aime bien les enfants. Même les petits cons, les rejetons de bourgeoises
sodomites, ceux qui sont sales, menteurs et cruels. Je crois qu’il n’y en aura
jamais plus. Te rappelles-tu cette histoire ? C’était il y a longtemps. Un
père, un français avait tenté de fracasser le crâne de sa fille sous le
Vittoriano. Cette horreur me hante. Je suis sûr que c’est avec ça que tout a
commencé.
Adieu.
Jean-François Rosecchi
Illustration : Il Trionfo della Morte, Palermo, Palazzo Abatellis, circa 1446.
Jean-François Rosecchi
Illustration : Il Trionfo della Morte, Palermo, Palazzo Abatellis, circa 1446.