Non démarrons nos publications avec un extrait de roman en cours d'écriture, proposé par Jean-Yves Acquaviva. Sans doute le début du tout premier chapitre. Une manière symbolique de déflorer également ce site, et de le placer directement sous les auspices de la création.
Je m'appelle Ange Gregori et j'habite un village vertical. Je suis là-haut, au dernier des onze étages d'un improbable empilement de vies, au sommet de la représentation ultime de la défaite d'une société dans laquelle on se regardait en face, pour le bien comme pour le mal. Ici, on se rapproche du ciel en appuyant sur un bouton. Pas de sentiers escarpés, de chemins détournés ni de rondeur ; rien que des angles, des lignes droites, une succession de couloirs identiques menant aux mêmes portes qui n'ouvrent sur rien. Les espaces se mesurent en mètres cubes sans autre horizon que celui des murs blancs. C'est ici que je perds mes jours et nie ce qui me reste d'existence puisqu'il me faut survivre, puisqu'il me faut supporter mon âme et ses états, mon cœur et ses blessures. Autour de moi, au-delà de mon village, la ville se répand. Peu à peu, elle a consommé les espaces, absorbé les différences. Elle n'est plus qu'un même et long rempart qui s'étend face à la mer sur des kilomètres. Je crois que je la hais. Et pourtant je l'ai aimée. Elle m'a dit qui j'étais, d'où je venais mais trop longtemps sûrement où il fallait aller. Et puis, elle m'a tout pris. Aujourd'hui, je n'ai plus rien à donner à personne et encore moins à moi-même, pas même la mort. Je tourne en rond immobile, auditeur impuissant de mon vacarme intérieur. Je cherche une issue. La chirurgie peut-être ? Le scalpel ? Il faudrait ouvrir, plonger la main, couper et extirper ce qui remue dans ma poitrine. Lorsqu'un membre est mort, dévoré par la gangrène, on s'en débarrasse. On peut vivre sans bras, sans jambes, pourquoi pas sans cœur. C'est ce que je veux. Ne plus entendre ces explosions qui retentissent comme autant de glas pour chacune de mes espérances. Je veux l'absolu silence thoracique. Je ne veux plus aimer, rien ni personne. Si je le pouvais, je procéderais à l'amputation moi-même. Je cautériserais à l'alcool par voie interne en buvant directement au goulot. Avant je prenais le temps, j'allais au bar. Je construisais ma solitude. Est-on jamais aussi seul que lorsque on est entouré d'anonymes ? Je n'étais pas du genre à prendre les serveurs à témoin, pas de celui non plus à rouler par terre. J'étais une ombre parmi les ombres sauf que j'en avais conscience. Je ne choisissais jamais le comptoir. J'avais jeté mon dévolu sur une table haute et quatre tabourets au centre de la salle. J'en faisais le tour, changeant de siège à une fréquence chronométrique pour ne rien perdre du spectacle des autres. Eux ne me voyaient pas, trop occupés à faire la somme de leurs égocentrismes.
Je m'appelle Ange Gregori et j'habite un village vertical. Je suis là-haut, au dernier des onze étages d'un improbable empilement de vies, au sommet de la représentation ultime de la défaite d'une société dans laquelle on se regardait en face, pour le bien comme pour le mal. Ici, on se rapproche du ciel en appuyant sur un bouton. Pas de sentiers escarpés, de chemins détournés ni de rondeur ; rien que des angles, des lignes droites, une succession de couloirs identiques menant aux mêmes portes qui n'ouvrent sur rien. Les espaces se mesurent en mètres cubes sans autre horizon que celui des murs blancs. C'est ici que je perds mes jours et nie ce qui me reste d'existence puisqu'il me faut survivre, puisqu'il me faut supporter mon âme et ses états, mon cœur et ses blessures. Autour de moi, au-delà de mon village, la ville se répand. Peu à peu, elle a consommé les espaces, absorbé les différences. Elle n'est plus qu'un même et long rempart qui s'étend face à la mer sur des kilomètres. Je crois que je la hais. Et pourtant je l'ai aimée. Elle m'a dit qui j'étais, d'où je venais mais trop longtemps sûrement où il fallait aller. Et puis, elle m'a tout pris. Aujourd'hui, je n'ai plus rien à donner à personne et encore moins à moi-même, pas même la mort. Je tourne en rond immobile, auditeur impuissant de mon vacarme intérieur. Je cherche une issue. La chirurgie peut-être ? Le scalpel ? Il faudrait ouvrir, plonger la main, couper et extirper ce qui remue dans ma poitrine. Lorsqu'un membre est mort, dévoré par la gangrène, on s'en débarrasse. On peut vivre sans bras, sans jambes, pourquoi pas sans cœur. C'est ce que je veux. Ne plus entendre ces explosions qui retentissent comme autant de glas pour chacune de mes espérances. Je veux l'absolu silence thoracique. Je ne veux plus aimer, rien ni personne. Si je le pouvais, je procéderais à l'amputation moi-même. Je cautériserais à l'alcool par voie interne en buvant directement au goulot. Avant je prenais le temps, j'allais au bar. Je construisais ma solitude. Est-on jamais aussi seul que lorsque on est entouré d'anonymes ? Je n'étais pas du genre à prendre les serveurs à témoin, pas de celui non plus à rouler par terre. J'étais une ombre parmi les ombres sauf que j'en avais conscience. Je ne choisissais jamais le comptoir. J'avais jeté mon dévolu sur une table haute et quatre tabourets au centre de la salle. J'en faisais le tour, changeant de siège à une fréquence chronométrique pour ne rien perdre du spectacle des autres. Eux ne me voyaient pas, trop occupés à faire la somme de leurs égocentrismes.
Il y avait cette musique, trop forte,
assourdissante, cet artifice censé donner l'illusion de la convivialité et qui
imposait aux corps le même rythme. Ils se trémoussaient tout en se mutilant la
gorge pour entretenir l'illusion qu'ils s'intéressaient mutuellement. En
d'autres temps, j'ai aimé parler moi aussi. J'adorais les longues
conversations, la confrontation des esprits. Avec Valentine surtout. Ce n’était
pas forcément des sujets profonds destinés à apporter du mieux au monde. Juste
l'indicible plaisir de se refléter dans l'autre, de se sentir exister en un
écho. Elle était belle, si belle, si douce et elle n'est plus là. Peut-être
était-ce mes yeux qui la voyaient ainsi, comme les siens me donnaient la
sensation d'être un dieu parmi les hommes. Ce que nous disions n'importait
jamais, nous nous le disions et cela suffisait à donner un sens à chaque
phrase. Le silence lui-même n’était jamais dérangeant. Il était la respiration
nécessaire pour que les mots reviennent et nous lient à nouveau. Ils sont si
vains au milieu du vacarme. Si l'on doit chuchoter à l'oreille d'un autre pour
se faire comprendre où est l'intérêt de s'assoir à cinq ou six autour de la
même table ? Ceux
que l'on exclut se sentent trahis, imaginent les pires choses et se demandent
pourquoi ce n'est pas à leur oreille que l'on parle.
Pour rétablir l'équilibre et ne pas perdre la face ils font de même. Combien de
fois ai-je vu ce tableau ridicule de six convives divisées en trois conversations
secrètes. Le nombre produit l’hypocrisie. Si l'on n’est pas deux autant être
seul.
Parfois même ce deux ne suffit pas. Il arrivait
qu’une créature s'extirpe des autres pour envahir mon espace et donner foi à
l'idée que l'indifférence ne peut être que feinte. Si j’étais isolé c’était
forcément pour intriguer et attirer les autres. Elles croyaient toutes pouvoir
s'additionner à moi. Elles ignoraient que mon approche des mathématiques était
tout autre, qu’un plus un ne font pas toujours deux et que deux moins un avait fait
zéro pour moi. Elles s'asseyaient donc sans que je
les y invite. A toutes sans la moindre exception j'ai opposé le silence. Je les
ai accablées de mon indifférence et renvoyées à l'invisibilité qu'elles
n'auraient jamais dû quitter. Mon double, la deuxième moitié de mon addition,
ne viendrait plus jamais s'asseoir à ma table, c'était ainsi et il fallait
qu'elles le sachent. Je n'avais aucun mal à les en convaincre. Aucune n'est
restée assez longtemps pour mettre en péril le mouvement horloger de mes tours
de table. Je savais que jamais aucune ne le pourrait, mais j'ai compris qu'il y
en aurait toujours une pour tenter sa chance. J'ai donc quitté ce bar pour la
confortable intimité de mon salon. Et je n'ai plus siroté. J'ai bu et je boirai
tant qu'il y aura sur cette terre un liquide suffisamment alcoolisé pour
masquer les cruelles évidences de ma réalité.
D'ici, je ne vois rien du monde extérieur, je
n'entends rien ou presque. Je sors très peu et ne vais jamais à la fenêtre.
Depuis quelques temps, je supporte difficilement la lumière naturelle. La
télécommande des stores est très pratique lorsque le soleil fait une
intolérable tentative d'intrusion. Je préfère l'obscurité et lorsque je me
décide à la combattre, l'artifice d'une lampe me suffit. Je m'extrais de mon
monde uniquement à la nuit tombante ou les jours de pluie. Les gens fuient la
pluie. Ils courent, ils s'agitent et cherchent frénétiquement leurs clés de
voiture. Les fous. La pluie c'est mon idéal, l'obscurité en plein jour, la vie
sans les vivants. Le dehors je ne le conçois qu'ainsi. Ce qui est mieux encore
c'est de ne pas sortir et de s'isoler jusqu'à en oublier qu'il y a un autre
monde. Penser que l'on est vraiment seul, que si l'on n’est plus deux c'est
parce qu'il n'y a personne d'autre, que même si je sortais au grand jour, même
si j'affrontais la lumière du plus éclatant soleil je ne rencontrerais pas une
âme. Car s'ils ne sont pas toi, les autres m'indifférent.
Jean-Yves Acquaviva
Jean-Yves Acquaviva
Illustration : pluie à Dublin, Diane Egault