Première chronique littéraire sur Praxis Negra, signée Bénédicte Giusti-Savelli. Le temps de faire un détour vers le Wyoming, et de bénéficier une fois de plus des meilleures intuitions d'une maison d'édition spécialisée dans le Nature writing. C'est par exemple à Gallmeister que l'on doit la traduction française de l'effrayant Sukkwan Island, de David Vann.
De Flammes et d’argile est un roman de Mark Spragg paru en 2010 aux Etats-Unis et publié en France en 2012 chez Gallmeister, excellente maison d’édition créée en 2006, spécialisée dans la littérature américaine et plus particulièrement dans le Nature writing, courant littéraire dédié à l’évocation des immensités de l’Ouest américain.
De Flammes et d’argile est un roman de Mark Spragg paru en 2010 aux Etats-Unis et publié en France en 2012 chez Gallmeister, excellente maison d’édition créée en 2006, spécialisée dans la littérature américaine et plus particulièrement dans le Nature writing, courant littéraire dédié à l’évocation des immensités de l’Ouest américain.
On est très loin de la
littérature américaine que j’apprécie habituellement, celle d’Ellroy, de Bret
Easton Ellis ou DeLillo… Avec un tel roman, on quitte l’univers étouffant de la
ville, à la fois fascinant et cauchemardesque, pour se perdre dans la nature
grandiose du Wyoming. Pas d’intrigue à proprement parler : certes, le
shérif Carlson découvre le cadavre d’un jeune homme dans un laboratoire
clandestin de méthamphétamine mais l’identité de l’auteur du crime importe peu.
Mark Spragg veut avant tout attirer notre attention sur le quotidien de
quelques habitants de la petite ville fictive d’Ishawooa. Les personnages ont
en commun d’être à un point de rupture, plus ou moins décisif, de leur
existence : tous vivent une perte, tous vont devoir, au regard de leur
passé, repenser leur présent. Pour certains cela implique des choix, des
renoncements qui annoncent la naissance d’un monde nouveau ; les autres
doivent seulement accepter de se résigner.
Spragg avoue dans sa préface
avoir écrit ce livre à la suite de rêves récurrents qu’il faisait sur l’un de
ses personnages, le vieil Einar Gilkyson - ce roman est en effet le dernier
d’une trilogie - : « Je voyais
Einar à la toute fin de sa vie devant un énorme feu de bois, d’ossements et
d’andouillers, mais bizarrement, cette scène n’avait pour moi rien de
larmoyant. C’était un moment de réjouissance, de conclusion». Einar va
mourir, bientôt, il le sait, il attend, sans crainte parce qu’il est chez lui, dans
son ranch, sur cette terre qu’il aime, hostile et majestueuse. Il s’inquiète
malgré tout pour sa petite-fille, Griff, qui a abandonné ses études afin de
s’occuper de lui ; mais il s’inquiète surtout de l’amour viscéral qu’elle
porte à cette nature, même s’il le comprend mieux que personne pour le lui
avoir transmis. C’est peut-être pour transcender cette nature que Griff crée
des sculptures géantes avec les os d’animaux que lui offrent la forêt, la
montagne et les plaines. C’est parce qu’elle a estimé ne jamais pouvoir trouver
sa place que Marin, la sœur d’Einar, a quitté le ranch et revient, après des
années d’absence et de silence, auprès de son frère.
Kenneth et son beau-père McEban
sont les voisins d’Einar. Kenneth, jeune garçon de dix ans, un petit homme déjà,
dont le destin semble tracé, celui d’un enfant
du Wyoming, enraciné dans ces espaces outrageusement beaux. Kenneth et McEban
n’ont « jamais eu de relation
père-fils ; ils se sont toujours beaucoup mieux débrouillés » ;
l’art de Spragg est de distiller dans les dialogues et les gestes de ces deux
hommes suffisamment de force pour que le lecteur soit profondément bouleversé
par les liens qui les unissent. Chacun de ces personnages est façonné par cette
nature superbement décrite ; la terre du Wyoming happe par sa beauté et
son immensité mais elle peut aussi paralyser, figer les destins ; qu’elle
soit haïe ou vénérée, elle hante les existences de chacun.
Quant à Crane Carlson, le
shérif, il découvre qu’il est atteint d’une maladie incurable. Jean, son épouse
alcoolique, ne se rend compte de rien parce qu’elle et son mari ne se regardent
plus depuis longtemps déjà. Crane se tourne alors vers son ex-femme ;
il ne veut pas être seul pour affronter la mort.
Spragg entremêle tous ces
destins dans une narration, un peu déstabilisante au début, mais habilement
maîtrisée : chaque chapitre développe l’itinéraire d’un personnage ;
le lecteur doit alors jongler avec les histoires de chacun, s’habituer à passer
de l’une à l’autre, reconstituer des trajectoires de vie. Le talent du
romancier réside dans sa capacité à donner une épaisseur et une profondeur à
tous ses personnages alors qu’il semble seulement esquisser leur portrait. Une
économie de moyens à l’image des habitants d’Ishawooa qui se livrent peu :
les sentiments sont tus par pudeur, par lâcheté ou par peur parce qu’« on ne peut être sûr de rien » ;
chaque personnage en fera la triste ou l’heureuse expérience. Mais au détour
d’une phrase, d’un geste ou d’un regard, leur humanité se révèle et rachète
leurs bassesses. Spragg, parce que
« les choses se passent
rarement comme on voudrait qu’elles se passent », leur reconnaît le
droit d’avoir « la trouille ».
On pense à Marin et Einar qui
ne se sont pas vus depuis plus de vingt ans mais qui se parlent comme s’ils
s’étaient quittés la veille et prennent conscience de leurs erreurs ;
Marin s’adressant à son frère : « Je
pensais que tu ne t’intéressais plus à moi à cause d’Alice. Parce que nous
étions deux femmes ensemble. – Ça je n’en savais rien (…) Ce que j’aurais
voulu, c’est que Griff, McEban ou n’importe qui m’entende dire que ton Alice
avait sa place ici. Qu’elle aurait peut-être aimé se promener de temps en temps
dans les montagnes. Je regrette de ne pas avoir dit tout haut quelque chose
dans ce goût-là. » On pense à Kenneth, un peu inquiet alors qu’il
assiste avec McEban à un défilé : « Quand McEban se releva, il lui prit la main et cela lui fit du bien.
Cela rendait l’endroit moins bruyant, moins noir de monde, moins chaud. »
Spragg nous livre avec
simplicité et gravité des vérités sur le cœur humain. Vérités qui pourraient
parfois sonner comme des évidences ou des clichés mais qui, sous sa plume,
prennent toute leur force ontologique.
Je ne souhaite finalement pas
trop m’interroger sur la beauté de ce style hypnotique : la magie opère,
c’est tout, et je reste hantée par le mystère des terres du Wyoming.
Bénédicte Giusti-Savelli
Bénédicte Giusti-Savelli