Le jeudi, c'est la journée ouvrable où la revue reçoit des textes de contributeurs extérieurs, ou bien encore où l'on met en ligne les traductions de textes publiés en corse (ou autre). Comme premier contributeur extérieur : Xavier Casanova, l'animateur du blog Isularama. Encore un qui est attaché à la praxis.
« Fais-lui plaisir, dit-il,
va la voir. Ecris pour elle. Elle ne lit pas. Elle adore voir écrire. Les
écrivains, surtout. Tu montres un de tes livres. Tu sors un cahier vierge. Rien
que pour elle. Du vergé pur chiffon. Un Jésus. In octavo. Relié en carton fort sous
papier marbré de Venise. Coins noirs, en toile de lin. Tu la regardes. Tu
prends un feutre. Elle croit encore aux corps en bakélite noire, aux pompes et
aux plumes en or. Donc, tu l’étonnes. Ton stylo est monté dans un corps en
verre. Volutes colorées. Murano, dis-tu. Sous ces espèces, elle accepte le
feutre. Tu écris. Elle admire. Tu souris, elle sourit. Tu soupires, elle sourit
encore. Elle incline la tête. Encouragement. Ça va durer deux bonnes heures, si
elle a pris ses précautions. Toi, tu as pris les tiennes. Tu sais qu’on ne
monte pas au front la vessie pleine. Tu as pissé dans l’arrière cours avant de
tirer la sonnette. Tu n’as qu’un étage à monter. Il ne t’en faut pas plus pour
te concentrer. Observer. Avec les pieds. Compter les marches. Multiplier par
17. Ça donne une bonne approximation de la hauteur sous plafond. Exprimée en
centimètres, bien sûr. Convertir. Trois bons mètres. C’est plus qu’il n’en
faut. Tu es heureux. Tu seras au large. Tu ne supportes plus ta mansarde. Si tu
lèves la tête, tu t’y cognes aux poutres. Tu y écris donc en courbant l’échine.
Tu n’es debout que face à la lucarne. Le néant des toits à perte de vue. Des
fumées âcres. Les plaintes des pigeons. Une pluie fine et obsédante. Toutes les
nuances du gris. Sauf, seules tâches de couleur, des mousses jaunissant entre
les ardoises. Parfois. Alors, fais-lui plaisir. Va la voir. Ecris pour
elle. »
* * *
Il est 19 heures ? Je
sursaute. Pas vu passer le temps. Elle doit m’attendre. Je n’ai pas de cahier.
Rien que des feuilles volantes. Je n’ai pas de feutre, non plus. Toutes les
boutiques ferment à 19 heures ! Je descends en courant. Escalier en
colimaçon. Un vortex qui t’aspire vers la concierge. Tu tombes nez à nez avec
sa tête. Elle dépasse du mur. Petite fenêtre sur le corridor. Pas
feutrés ? Elle reste derrière le rideau. Pas assurés ? Elle colle le
nez à la vitre. Pas doublés ? Elle entrouvre la fenêtre. Tu dévales en
trombe ? Elle passe la tête. Parfois le buste. « Ben alors ? Qu’est-ce
qui vous arrive ? » Tu reprends ton souffle. Tu expliques. Elle te
rassure. « Galerie marchande, pardi ! C’est ouvert jusqu’à 10 heures.
» Tu vois ? Tout s’arrange. C’est vrai ! Librairie papeterie. Tu
cours. Traverser cette putain de place. Travaux. Prendre la passerelle. Purin !
Elle finit jamais ? Cul de sac. Encore un escalier en colimaçon. Qui
arrive où ? Un square. Un groupe de personnes. Ils attendent. Le
bus ? Non. Ils veulent traverser. Silence. Plus un seul véhicule. Ça court
de l’autre côté. Je suis le mouvement. Mais elle est où cette galerie
marchande ? Là ! Au bout d’une grande place. Fontaine monumentale au
milieu. Plus loin, une grande façade en verre. Entre les deux un fatras de
troncs d’arbres. Faut enjamber. Courir dessus. Des fûts droits. Du pin laricio,
certainement. Ils roulent. Je vais perdre l’équilibre. Au dessus d’un fossé. Je
saute. Sur un toit. C’est une terrasse. Desservie par un escalier en colimaçon.
Encore ! Il m’aspire. Me retrouve dans un salon. Une famille. On regarde
la télé. Les informations. Le 20 heures. Déjà ? Je balbutie. « La
librairie ? Où est la librairie ? » On me montre la porte. Un
couloir. Au fond, un homme au milieu de piles de cartons. Menaçant. « Que
faites-vous là ? C’est la réserve. Interdit au public. » Une porte
s’ouvre. C’est le libraire. M’attrape par la manche. « Vous voulez
quoi ? » J’explique. « Un cahier et un feutre. » Il me tire
vers les cahiers. M’en montre un. « Non ! pas de réglures seyes !
Des feuilles blanches. Avec une couverture rigide. » J’en vois un. C’est
pas du marbré vénitien mais de la moleskine noire. Tant pis, c’est rigide. Et
ça se ferme avec des rabats. Un bouton pression, aussi. Je prends. « Les pages
blanches sont en promotion. On fait 95 % de réduction. » J’ai des sueurs
froides. Pas assez cher pour payer en chèque. Je n’ai pas de liquide sur moi. Rien.
Pourvu que le feutre ne soit pas en promotion ! « Pour le feutre, j’ai ce
qu’il vous faut. » Il m’entraîne en courant vers un autre rayon. Il lance
le bras vers l’étagère. Il me met sous le nez un objet oblong. Très coloré. Je
prends. J’enlève le capuchon. Apparaît une pointe biseautée blanche, avec un filet
bleu au milieu. « C’est pas un feutre ! C’est pas un feutre pour
écrire ! » Il me toise. « Non ! Mais c’est ça ce qu’il vous
faut. » Sardonique. « Un effaceur. Un e-f-f-a-c-e-u-r. »
* * *
Elle me sourit. Je soupire. « Je
n’avais, dit-elle, jamais vu un écrivain s’endormir sur la page blanche.
Tressauter aussi, parfois. Gardez tout. Précieusement. La prochaine fois, c’est
ça que vous mettrez noir sur blanc. » Elle me congédie. « Sublime !
C’était sublime. Mille fois merci. » Dans l’escalier, j’entendrai un bruit
de chasse d’eau. Le point final.
Xavier Casanova
Illustration : John Frederick Peto, "Take your choice", 1885, National Gallery of Art, Washington.
Illustration : John Frederick Peto, "Take your choice", 1885, National Gallery of Art, Washington.