jeudi 24 janvier 2013

Sodomie à Orgosolo


Dans l'extrait de nouvelle proposé ici, Ghjuvan Filici, professeur de corse fainéant et corrompu, et un peu raciste sur les bords, se laisse embarquer dans un voyage scolaire en Sardaigne. Tout ça parce que Valentina Piras, la prof d'italien, a besoin des sous de la Langue Corse pour financer le voyage et que, lui, a envie de se taper Piras. Ghjuvan Filici se prend une veste et son cynisme, ainsi que son aversion pour les Sardes et les clébards, font qu'il est bientôt pris en grippe par l'ensemble des élèves, ainsi que par les autres accompagnateurs. À Orgosolo, village renommé pour sa barbarie multiséculaire, la petite communauté va cependant se trouver confrontée au sordide. La tragédie qui va alors se jouer va-t-elle permettre à Ghjuvan Filici de se révéler un juste au milieu du chaos ? Valentina Piras se remettra-t-elle jamais de certaines scènes de débauche au cœur de la ténébreuse Barbagia ? Mademoiselle Faggiani, la prof d'histoire, va-t-elle succomber au charme dévastateur, bien que quelque peu has been, de cette petite merde d'Anthony Peretti, le prof de maths veule et moralisateur ? Et la jeune Lisandra saura-t-elle conserver son pucelage malgré les avances effrénées du vieux Fausto, berger sur l'Altiplano ? Nous n’en savons rien, et à vrai dire nous n’en avons rien à foutre. Des mondes meurent, et d'autres naissent tous les jours.

Ce foutu endroit devait sa petite célébrité aux fresques et aux peintures contestataires que des artistes du monde entier s’étaient fatigués à laisser là, comme des signatures de leur passage. Cette mode se développa durant les années 60 et si j’ai bien saisi ce que la bonbonne velue qui faisait office de guide nous racontait, les habitants du village avaient peint les murs en signe de protestation suite à un conflit social. La pratique eut tellement de succès que, peu à peu et des quatre coins de la Terre, chacun vint ajouter son message de revendication. Il faut préciser que les drogués et les branleurs ne manquèrent pas, les fils maudits de cette insupportable et inconsciente Beat generation, de ceux qui pensaient faire la révolution et changer le monde. Moi, plutôt que de juger ces œuvres  sublimes comme tous ces ignares qui m’entouraient, je faisais plutôt remarquer à l’assemblée que cette peinture aux perspectives tordues qui figurait un De André jouant de la guitare dans une forêt psychédélique ne pouvait avoir été commise que par une cervelle infestée de LSD, certainement un vagabond idéaliste ayant traîné ses sandales puantes dans tous les bourbiers de son époque, entre Woodstock et le Larzac.

- Tu es un cas désespéré, me dit Peretti, tu es un maton qui ne respecte rien ! Laisse-les rêver un peu ces gosses, laisse-les donc s’ouvrir un peu à la culture eux aussi.

- Maton...le mot ne me plait pas. En parlant d'ouverture, la seule ouverture qu’ils risquent de connaître, et je me désole de le répéter encore, c’est celle de leur cul. Je l’ai déjà évoqué lorsque j’ai appris qu’on partait chez les sauvages locaux. J’ai parlé de Délivrance, mais je ne pensais pas coller à la réalité à ce point. Regarde un peu les tronches de dégénérés de nos hôtes, si l’on parvient à partir d’ici sans y laisser des plumes, sans le moindre dommage, alors je veux bien qu’on me les coupe au retour.

 Peretti ne m’insulta pas pour le coup, à ma grande surprise. Il regardait autour de nous et voyait, comme moi, les deux groupes d’indigènes, jeunes et moins jeunes, qui nous épiaient à distance. Ils étaient assis, avachis plutôt, sur les escaliers devant leurs maisons et ne manifestaient rien de très franchement amical. Les vieux avaient le visage fermé, plutôt sévère, les plus jeunes fanfaronnaient en nous désignant de leur menton, ou s’approchaient de notre groupe de manière légèrement provocante, avec toute cette morgue paysanne que nous connaissons aussi chez nous, et que nous savons capable de se muer très vite en hostilité ouverte. Ils repartaient ensuite rejoindre leurs amis, comme si de rien n’était, mais ayant fait comprendre au passage à qui le territoire appartenait. Je voyais bien que, cette fois, même Peretti n’en menait pas large. De plus, faut-il préciser, ils n’étaient pas bien mignons ces habitants de Barbagia. Bruns, noirauds, petits, des faces qui semblaient avoir été toutes moulées dans la même faisselle à brousse. Ils avaient des tronches étrangement allongées vers l’avant, comme des poissons, et l’harmonie du type physique pouvait faire songer à je ne sais quelle race ancienne, digne d’un ouvrage de Rosny aîné. Le mot qui surgit dans mon esprit, spontanément, fut : animalité et tandis que j’observais bien attentivement ce saucisson de Peretti, je constatais son effroi, je pouvais presque voir des perles de sueurs froides.

- Mais tu te fais sur toi ! lui dis-je, ricanant triomphalement. Tu te chies dans le pantalon, ordure !

- Ça suffit ! Toi et tes conneries !

- Tu fais pipi dans tes chaussettes ! Tafiole ! Ça alors, je l’aurais pas cru.

Je riais mais, pour parler franchement, je n’étais pas tranquille non plus. Ce n’est pas que je m’étais pris à mes propres délires, mais je me disais que l’endroit était propice à la naissance d’un malentendu, un malentendu des plus abjects. Mon inquiétude venait de l’idée qu’une des gamines du voyage, un petit matou excité et incontrôlable, s’éloigne discrètement – peut-être pour suivre un jeune Sarde attirant – et tombe dans un piège immonde, qu’elle soit violentée en cachette, ou gang-banguée par le village tout entier, jeunes et vieux réunis, qu’ils lui imposent de sucer leurs queues immondes ou qu’ils lui explosent l’arrière-train jusqu’à la meurtrir à vie. Je me voyais déjà en train de fuir avec tous les gosses, réfugiés dans le car,  occupé à asséner des coups de crosse aux paysans prenant le véhicule d’assaut armés de leurs fourches, tandis que la pauvre petite pisserait le sang par le derrière, allongée sur les sièges, larmoyant et menaçant de tout dire à ses parents, de balancer aux flics que nous sommes des accompagnateurs irresponsables, que nous méritons la corde, le prof de corse surtout, ce fainéant, qui a passé tout le voyage à se torcher, qui est allé aux putes, même qu’il s’en vantait, qu’il racontait qu’il avait trouvé les numéros sur Internet, celui qui avait passé plus de temps à troncher des Blacks dans des bordels ou dans les fourrés de Sorso, qu’à surveiller ses élèves. J’avais aussi peur qu’un de nos morveux veuille jouer au coq et se prenne une raclée dans les règles. Je connais la méchanceté du Méridional, je sais bien comment les choses tournent. La provocation, les mauvaises paroles, les poussettes de poitrines, les coups de tête, les coups dans les mâchoires quand on est à terre, la bande qui disparaît ensuite dans les méandres des rues après t’avoir bien arrangé les côtes, c’est classique. On le faisait aussi, avant, je parle d’il y a longtemps, avant que notre peuple ne se féminise, avant que nos jeunes ne se transforment en tafioles, les pires que la Terre ait jamais portées, je parle de l’époque où les durs à cuire existaient encore, où l’on n'avait pas besoin d’avoir le nez planté dans la coke du matin au soir pour avoir l’impression d’en avoir de grosses, oui, je parle de ce temps où tout se jouait face à face dans une ruelle, on se battait comme de vrais hommes, on réglait nos différents à coups de poing, on se foutait la gueule en sang, non, il n’était pas nécessaire d’avoir un revolver à la ceinture pour avoir l’impression de…

Un cri horrible se fit entendre.

Marc Biancarelli (Traduction Jean-François Rosecchi)

Illustration : peinture murale à Orgosolo