Dans l'extrait de nouvelle proposé ici, Ghjuvan Filici, professeur de corse fainéant et
corrompu, et un peu raciste sur les bords, se laisse embarquer dans un voyage
scolaire en Sardaigne. Tout ça parce que Valentina Piras, la prof
d'italien, a besoin des sous de la Langue Corse pour financer le voyage et que, lui, a
envie de se taper Piras. Ghjuvan Filici se prend une veste et son cynisme,
ainsi que son aversion pour les Sardes et les clébards, font qu'il est bientôt
pris en grippe par l'ensemble des élèves, ainsi que par les autres accompagnateurs. À Orgosolo, village renommé pour sa barbarie multiséculaire, la petite
communauté va cependant se trouver confrontée au sordide. La tragédie qui va alors se jouer va-t-elle permettre à Ghjuvan Filici de se révéler un
juste au milieu du chaos ? Valentina Piras se remettra-t-elle jamais de certaines scènes de débauche au cœur de la ténébreuse Barbagia ? Mademoiselle Faggiani,
la prof d'histoire, va-t-elle succomber au charme dévastateur, bien que quelque
peu has been, de cette petite merde d'Anthony Peretti, le prof de maths veule et
moralisateur ? Et la jeune Lisandra saura-t-elle conserver son pucelage malgré
les avances effrénées du vieux Fausto, berger sur l'Altiplano ? Nous n’en savons
rien, et à vrai dire nous n’en avons rien à foutre. Des mondes meurent, et
d'autres naissent tous les jours.
Ce foutu endroit devait sa petite
célébrité aux fresques et aux peintures contestataires que des artistes du
monde entier s’étaient fatigués à laisser là, comme des signatures de leur
passage. Cette mode se développa durant les années 60 et si j’ai bien saisi ce
que la bonbonne velue qui faisait office de guide nous racontait, les habitants
du village avaient peint les murs en signe de protestation suite à un conflit
social. La pratique eut tellement de succès que, peu à peu et des quatre coins
de la Terre, chacun vint ajouter son message de revendication. Il faut préciser
que les drogués et les branleurs ne manquèrent pas, les fils maudits de cette
insupportable et inconsciente Beat generation, de ceux qui pensaient
faire la révolution et changer le monde. Moi, plutôt que de juger ces
œuvres sublimes comme tous ces ignares
qui m’entouraient, je faisais plutôt remarquer à l’assemblée que cette peinture
aux perspectives tordues qui figurait un De André jouant de la guitare dans une
forêt psychédélique ne pouvait avoir été commise que par une cervelle infestée
de LSD, certainement un vagabond idéaliste ayant traîné ses sandales puantes
dans tous les bourbiers de son époque, entre Woodstock et le Larzac.
- Tu
es un cas désespéré, me dit Peretti, tu es un maton qui ne respecte rien !
Laisse-les rêver un peu ces gosses, laisse-les donc s’ouvrir un peu à la
culture eux aussi.
- Maton...le
mot ne me plait pas. En parlant d'ouverture, la seule ouverture qu’ils risquent
de connaître, et je me désole de le répéter encore, c’est celle de leur cul. Je
l’ai déjà évoqué lorsque j’ai appris qu’on partait chez les sauvages locaux.
J’ai parlé de Délivrance, mais
je ne pensais pas coller à la réalité à ce point. Regarde un peu les tronches
de dégénérés de nos hôtes, si l’on parvient à partir d’ici sans y laisser des
plumes, sans le moindre dommage, alors je veux bien qu’on me les coupe au retour.
Peretti ne m’insulta pas pour le coup, à ma
grande surprise. Il regardait autour de nous et voyait, comme moi, les deux
groupes d’indigènes, jeunes et moins jeunes, qui nous épiaient à distance. Ils
étaient assis, avachis plutôt, sur les escaliers devant leurs maisons et ne
manifestaient rien de très franchement amical. Les vieux avaient le visage
fermé, plutôt sévère, les plus jeunes fanfaronnaient en nous désignant de leur
menton, ou s’approchaient de notre groupe de manière légèrement provocante,
avec toute cette morgue paysanne que nous connaissons aussi chez nous, et que
nous savons capable de se muer très vite en hostilité ouverte. Ils repartaient
ensuite rejoindre leurs amis, comme si de rien n’était, mais ayant fait
comprendre au passage à qui le territoire appartenait. Je voyais bien que,
cette fois, même Peretti n’en menait pas large. De plus, faut-il préciser, ils
n’étaient pas bien mignons ces habitants de Barbagia. Bruns, noirauds, petits,
des faces qui semblaient avoir été toutes moulées dans la même faisselle à
brousse. Ils avaient des tronches étrangement allongées vers l’avant, comme des
poissons, et l’harmonie du type physique pouvait faire songer à je ne sais
quelle race ancienne, digne d’un ouvrage de Rosny aîné. Le mot qui surgit dans
mon esprit, spontanément, fut : animalité et
tandis que j’observais bien attentivement ce saucisson de Peretti, je
constatais son effroi, je pouvais presque voir des perles de sueurs froides.
- Mais
tu te fais sur toi ! lui dis-je, ricanant triomphalement. Tu te chies dans le pantalon, ordure !
- Ça
suffit ! Toi et tes conneries !
- Tu fais
pipi dans tes chaussettes ! Tafiole ! Ça alors, je l’aurais pas cru.
Je riais mais, pour parler franchement,
je n’étais pas tranquille non plus. Ce n’est pas que je m’étais pris à mes
propres délires, mais je me disais que l’endroit était propice à la naissance
d’un malentendu, un malentendu des plus abjects. Mon inquiétude venait de
l’idée qu’une des gamines du voyage, un petit matou excité et incontrôlable,
s’éloigne discrètement – peut-être pour suivre un jeune Sarde attirant – et
tombe dans un piège immonde, qu’elle soit violentée en cachette, ou
gang-banguée par le village tout entier, jeunes et vieux réunis, qu’ils lui
imposent de sucer leurs queues immondes ou qu’ils lui explosent l’arrière-train
jusqu’à la meurtrir à vie. Je me voyais déjà en train de fuir avec tous les
gosses, réfugiés dans le car, occupé à
asséner des coups de crosse aux paysans prenant le véhicule d’assaut armés de
leurs fourches, tandis que la pauvre petite pisserait le sang par le derrière,
allongée sur les sièges, larmoyant et menaçant de tout dire à ses parents, de
balancer aux flics que nous sommes des accompagnateurs irresponsables, que nous
méritons la corde, le prof de corse surtout, ce fainéant, qui a passé tout le
voyage à se torcher, qui est allé aux putes, même qu’il s’en vantait, qu’il
racontait qu’il avait trouvé les numéros sur Internet, celui qui avait passé
plus de temps à troncher des Blacks dans des bordels ou dans les fourrés de
Sorso, qu’à surveiller ses élèves. J’avais aussi peur qu’un de nos morveux
veuille jouer au coq et se prenne une raclée dans les règles. Je connais la
méchanceté du Méridional, je sais bien comment les choses tournent. La
provocation, les mauvaises paroles, les poussettes de poitrines, les coups de
tête, les coups dans les mâchoires quand on est à terre, la bande qui disparaît
ensuite dans les méandres des rues après t’avoir bien arrangé les côtes, c’est
classique. On le faisait aussi, avant, je parle d’il y a longtemps, avant que
notre peuple ne se féminise, avant que nos jeunes ne se transforment en
tafioles, les pires que la Terre ait jamais portées, je parle de l’époque où
les durs à cuire existaient encore, où l’on n'avait pas besoin d’avoir le nez
planté dans la coke du matin au soir pour avoir l’impression d’en avoir de
grosses, oui, je parle de ce temps où tout se jouait face à face dans une
ruelle, on se battait comme de vrais hommes, on réglait nos différents à coups
de poing, on se foutait la gueule en sang, non, il n’était pas nécessaire
d’avoir un revolver à la ceinture pour avoir l’impression de…
Un cri horrible se fit entendre.
Marc Biancarelli (Traduction Jean-François Rosecchi)
Illustration : peinture murale à Orgosolo
Illustration : peinture murale à Orgosolo