C'est l'histoire étrange d'un Léviathan qui s'échoue et que l'on met à mort. C'est l'histoire aussi d'un enfant énigmatique, dont les membres sont soudés et qui rêve de vitesse... C'est une nouvelle et c'est Dominique Giudicelli qui nous la propose, pour une deuxième contribution du jeudi. C'est Praxis Negra, toujours, qui clôture là son premier mois.
La coupure de presse, découpée dans le journal local et mise sous verre, est datée de juillet 1957. « Un rorqual abattu par un chasseur sur une plage du Cap ! » Le titre surmonte la photo d’une baleine échouée sur laquelle un chasseur prend la pose, le pied et la crosse sur l’animal ; à l’arrière-plan, la plage et un cabanon.
La coupure de presse, découpée dans le journal local et mise sous verre, est datée de juillet 1957. « Un rorqual abattu par un chasseur sur une plage du Cap ! » Le titre surmonte la photo d’une baleine échouée sur laquelle un chasseur prend la pose, le pied et la crosse sur l’animal ; à l’arrière-plan, la plage et un cabanon.
Le journaliste relate l’événement avec enthousiasme : apercevant une
masse sombre qu’il prend pour un calmar géant, le plaisancier s’empare de ses
jumelles et découvre, stupéfait, un cétacé échoué sur un ban d’algues ! Il
saisit son fusil et se rue sur les rochers qui avancent comme un ponton dans la
mer. Le rorqual dérive lentement vers la côte. L’eau n’est plus très profonde,
le rorqual souffle bruyamment, il suffoque dans cette eau trop chaude et trop
rare. Une vague un peu plus forte le dépose devant le cabanon, sur la plage où
il semble avoir choisi de mourir. L’asphyxie est lente, le rorqual mugit
sourdement. Le chasseur prend pitié : une détonation ; une gerbe d’eau
rougie. Autour de la dépouille baigneurs et villageois s’assemblent, répétant,
stupéfaits, que de mémoire d’hommes, on n’avait jamais vu cela…
L’article rédigé d’après les récits des badauds et du chasseur n’en dit
pas plus. Ce qu’il advint ensuite, personne n’en fut témoin.
En pulsations lentes, le sang jaillissait du rorqual et nappait les
galets. L’arête d’un rocher avait tranché la peau blanche de son ventre,
ajoutant un sillon rouge aux rainures de sa gorge. Avec son sang, son âme
s’écoulait. L’esprit de la baleine montait au-dessus de la plage, virant,
voltant, cherchant où déverser la vie qui jusqu’alors enflait son corps et
s‘exhalait en chants lancinants. Au milieu des hommes, près du grand ventre
strié, un enfant-sirène se trémoussait d’impatience. Il aurait voulu lui aussi
escalader la montagne de chair ; mais ses jambes mortes liées ensemble
ondoyaient comme une queue et fouettaient le sable derrière lui.
Dans un violent élan de douceur, l’esprit du rorqual fondit sur
l’enfant…
Sanglé à plat ventre sur un
chariot, face à la baie vitrée, l’enfant attend que le vent d’Est soulève le
voilage sur un pan de ciel mosellan. Les secondes s’égrènent, entassant les
minutes et les heures d’un nouveau jour de néant. Pas de mots, pas de sons, pas
d’images. Rien. L’ennui interminable de journées entières allongé sur le
ventre, la nuque raide, l’estomac écrasé sous le poids des côtes, le cul à
l’air pour que sèchent les escarres. Ici, on soigne ces plaies à grandes
lampées de sang chaud, à jeun, chaque matin ; le corps s’indigne, et
malgré la sangle qui le comprime, vomit à longs jets bruns l’immonde remède.
L’enfant-sirène endure sa chair fossilisée, dans une solitude que seule une
infirmière vient rompre par ses soins :
une sonde toutes les trois heures pour garder les draps propres, un repas
toutes les quatre heures, et un suppo chaque jour pour vider tout ça …
Tous les soirs, l’enfant trace
sur le mur un bâton, un par jour et un septième pour barrer les six
précédents ; au matin, il s’éveille et les secondes reprennent leur chute
lente, entassant les minutes et les heures d’un nouveau jour de néant. Pas de
sons, pas d’images. Rien. Le dégoût de journées interminables passées sur le
ventre à attendre le jour suivant.
Durant ses heures immobiles, les
yeux grands ouverts dans le gris d’un jour incertain, l’enfant convoque la lumière et le vent. Aux commandes d’une
Chevrolet rouge, le volant d’acajou bien en main, il fait vrombir le moteur et
résonner le klaxon. Il passe la première, s’élance… Se ravise : non, pas
rouge ; aujourd’hui le bolide est jaune comme un soleil. L’Américaine bondit
sur la route ; elle file, négocie les virages, crisse sur les gravillons
au ras du ravin. L’enfant se saoule de vitesse, le souffle coupé. Il arrive au
col, ralentit. De là-haut, on voit la plage ; il tente d’apercevoir son
havre, son cabanon. Les yeux au ras de l’eau, les coudes plantés dans le sable,
il reste là-bas des heures, à regarder flotter ses jambes dans le lagon. Les
vagues montent lui lécher le ventre ; parfois elles lui sautent au visage comme
un petit chiot. Il rit. Il y sera bientôt… Il connaît la route par cœur. Une
fois, il l’a prise avec son vélocimane motorisée, un engin ramené de la guerre
par un oncle amputé. Une épaisse couche de nuages bouchait l’horizon ce
jour-là. Au col, l’orage qui menaçait avait éclaté en trombes furieuses; il
faisait presque nuit… Un éclair ralluma le ciel. L’enfant tressaille, il est
loin de chez lui, il n’a pas prévenu… Et le phare du vélocimane ne marche
pas ; le réservoir est vide. Impossible de faire marche arrière, il faut
descendre en roue libre jusqu’à la mer et attendre le jour au cabanon. Ensuite
son père viendra…
Il a peur, aveuglé par les
bourrasques, il manœuvre pour s’engager dans la pente ; l’engin s’ébranle,
prend de la vitesse, fonce maintenant sur la route inondée, fendant des
rivières de boue, des mares de terre jaune et des amas de pierres arrachées à
la montagne ruisselante. Jouant du frein et du guidon, luttant contre les
éléments, l’enfant traverse des hameaux déserts dans le jour finissant. Le
voici sur la place du village où la pente est moins forte ;
l’enfant-sirène actionne avec énergie la pédale à bras. Il mouline de toutes
ses forces, passe le pont, et s’engage sous l’arche des chênes verts. À la lueur
des éclairs, entre les branches détrempées, il distingue au bout du chemin sa
plage. L’engin cahote, verse dans le fossé puant comme un tragone. Les dents
serrées sur sa peur, l’enfant s’arrache à la boue qui l’abandonne avec un bruit
de succion déçue. Il rampe maintenant, ondule, glacé d’épouvante, à plat ventre
sur le chemin défoncé… Deux heures encore dans la nuit détrempée, le ventre en
sang, les épaules percées par la pluie. À bout de forces, le portillon… Les
mains gourdes, s’agripper, hisser, tirer ses jambes, sanguinolentes, de bois
mort ; retomber, ramper, encore, dans les ronces, jusqu’à la fenêtre. La
briser, basculer. Enfin dedans, pantelant, échoué.
Soufflant, expirant en pulsations
violentes un air raréfié par la terreur, l’enfant suffoque. Son âme s’exhale,
s’élève dans la chambre blanche, s’accumule dans les angles, s’empêtre dans les
voilages gris, vire et volte et tournoie, et dans un violent élan de douceur,
fond à nouveau sur l’enfant.
Dominique Giudicelli
Illustration : Leviathan working, Nicholas Keller.
Dominique Giudicelli
Illustration : Leviathan working, Nicholas Keller.