En ce jeudi nouveau, c'est Virginie Trézières qui nous fait l'honneur de partager avec nous sa lecture du livre de Pierre Brunel, Rue des Martyrs. Une marche au coeur du passé et de l'âme d'un lieu, donc, avec en toile de fond la jouissance simple de l'écriture.
Alors qu'aujourd'hui la césure est consommée entre la docte littérature et l'Histoire – contrairement au XIXe siècle dont les domaines étaient confondus, dans la mesure où l'historien avait pour ambition de peindre une œuvre totale – Pierre Brunel (1) réussit avec brio cette résurrection bicéphale du passé. À l'aide de son périscope, appareil optique idéal pour voir ce qu'on ne fait qu'entrevoir, noyé dans cette pollution visuelle, il "rompt pour nous l'accoutumance" ! Ces quelques mots de Saint-John Perse (2) prennent tout leur sens dans le dernier ouvrage de ce professeur de lettres, spécialiste de Rimbaud. La verve poétique le contamine jusque dans ce livre pour nous conter l'histoire de Paris à travers cette Rue des Martyrs, comme le rappelle le titre. Il ose ainsi briser le cadre rigide du Temps et de l'Espace pour les superposer en une seule singularité littéraire, dans laquelle on croise les spectres de Victor Hugo, Napoléon, Nerval, Zola et bien d'autres ectoplasmes vaporeux mais étonnamment présents ! Fidèles témoins de cette excavation du passé, ils surgissent ça et là et nous accompagnent dans cette mystérieuse rue aux venelles arborescentes.
Le lecteur, qui se laisse choir
dans la beauté de ces pages, sent sourdre au plus profond de lui-même
l'effervescence d'une simultanéité d'existences antérieures. Atteint de métempsychose
anachronique, on se laisse gagner par la fluidité du trait et l'alacrité du
récit, élégamment relevé d’incises anecdotiques. On y apprend, par exemple, que
le célèbre photographe Nadar répond au nom bohème de Tournachon, ou encore que
Prosper Mérimée (3) entretint pendant quarante années une relation épistolaire
amoureuse avec une artiste, bien qu’il vivait « sa vie conjugale avec sa
mère », comme l’atteste la biographie écrite par Xavier Darcos.
On salue Pierre Brunel, ce
brillant universitaire à la plume capiteuse et à la mémoire nécromancienne,
pour nous élever avec lui vers les faîtes de l’Histoire française. La noirceur
de l'insurrection de la
Commune (4) et de l'affaire Dreyfus (5) laisse aussi place à
des bulles pétillantes qui ne sont pas sans humour malgré le sérieux du propos.
Dès le titre, on se gausse
d'avance en pensant au docteur Cottard (6) de Proust, qui prend tout au pied de
la lettre ! Insatiable de locutions adverbiales et autres expressions
tarabiscotées, il les apprend par cœur sans les comprendre pour les faire
figurer à propos. D’un zèle studieux, il considère en effet chaque mot au
premier degré. Ne lui dites donc pas que Pierre Brunel est l’auteur de Rue
des Martyrs, il risquerait de nous reprocher de ne pas en voir ! Comment
lui expliquer que nous sommes loin du film d'horreur Martyrs (7) de
Pascal Laugier ?
Faut-il alors rire, pleurer, revêtir
le masque de l’effarement propre aux attentes de son locuteur, aux
balbutiements du mot « Martyr » ? En effet, au sortir de ce feulement étrange,
on s’imagine, séance tenante, les tourments des damnés que l’on châtie à coups
de martinet, les brochettes de pendus du gibet de Montfaucon de la ballade de
Villon.… mais qu’en est-il de cette rue des Martyrs revisitée par la mémoire au
XXIe siècle ?
Emprunté du grec et du latin
ecclésiastique, le substantif martyr a initialement le sens de
« témoin » de Dieu ; celui qui souffre / se sacrifie pour sa
religion. Par la suite, on retrouve ce mot en ancien français sous la forme de martirier
au sens de « martyriser ». Filiation morphologique évidente car
"martyriser" est composé du verbe « tirer » et il n'est pas
inutile de savoir que l'une des tortures les plus fréquemment infligées était
la dislocation des membres, d'où le nom habituel du bourreau au moyen-âge qui
était tiranz !
Le martyr est-il donc ce
supplicié écartelé auquel on « tire » tout ce qui se rattache au tronc ?
Chose clairement montrée à l'écran dans le film de Laugier dans lequel les
bourreaux d'une jeune femme lui "tirent" littéralement la peau, comme
un vulgaire lapin qu'on dépèce !
Pourtant « ce [que
Pierre Brunel] présente dans les pages qui suivent est tout à fait
différent. » La lecture de ce livre
nous offre une agréable plongée en apnée dans le Temps, une bal(l)ade
historico-poétique dont l’envoi nous rappelle combien Pierre Brunel a
cette capacité de voir le monde pour l’enchanter ; se promener pour aussi
réfléchir dans la solitude, sans le tarabuste assourdissant du monde parisien
et retrouver l'immanence du passé. Et c'est à partir du présent que le
promeneur le reconstitue à travers le jeu de la toponymie des noms de rues.
Avant d’être baptisée Rue des Martyrs en 1750 à la mémoire du saint Denis
décapité (8) sur le parvis de Monmartre, c’était le chemin des Martyrs,
lui-même précédemment dénommé chemin des Porcherons ; quartier peuplé de
cabarets dont la brasserie des Martyrs dans laquelle un cénacle d’artistes se
retrouvait : Gustave Courbet, Edouard Manet, Nadar, Théodore de Banville,
l'habitué Henry Murger et bien d’autres…
L’auteur nous précise qu’« Il
n'y avait à l'origine ni projet ni tentative. Quelques pages, datées au fil des
semaines, puis plus intensément, des jours, ont peu à peu pris la forme d'un
journal interrompu, puis brièvement repris. »
Ainsi nous suivons « les
promenades qui sont celles d'un vieux piéton de Paris », « Une volupté
de la réminiscence […] Charme profond, magique, dont nous grise / Dans le présent
le passé restauré ! » chantait déjà Baudelaire dans Le Parfum. L’effort de l'écriture exprime ici cette tentative pour
raconter notre histoire mais aussi pour conjurer l’irréversibilité de l’oubli,
comme ce petit garçon tué pendant le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte,
le 2 décembre 1851. Victor Hugo évoque la mort de ce « pauvre enfant de
sept ans, [...] [abattu] rue Tiquetonne. »
Un voyage dans le temps et dans
l'espace autour du quartier Montmatre juste pour la combustion du plaisir.
Cette œuvre de belle facture permet ainsi de revoir le passé pour le transmuer
au présent, recouvrer ce qui n'est plus. Notre meilleur guide, ces
derniers pas vernaculaires de l'auteur :
« Ces pages, je les ai
écrites pour le plaisir de les écrire, avec le sentiment constant d'un
enrichissement de mon esprit, de ma vie et de mon être. »
Virginie Trézières
Pierre Brunel, Rue des Martyrs, Les éditions du
Littéraire, coll. "La bibliothèque de Babel", décembre 2012, 164 p. –
18.70 €
(2) (http://www.sjperse.org/)