Un état des lieux quand s'ouvrent les nouveaux Possibles du monde contemporain, exposé ici par Pierre Savalli, notre invité pour cette contribution du jeudi. Une traduction en langue corse suivra et elle sera due à Jean-Yves Acquaviva.
La vie est un risque qu'il ne
faudrait jamais prendre. Pourtant, tout allait bien. K. vivait sa vie comme
beaucoup aimeraient la vivre, dans le confort d'un quotidien bien rempli par
les contingences domestiques et égayé
par quelques loisirs communs. Les relations avec sa femme étaient bonnes, même
au bout de quinze ans de mariage et ses deux fils grandissaient dans un
environnement sain et épanouissant. La vision de la famille idéale en quelque
sorte. Il se faisait un peu chier dans son boulot, mais probablement ni plus ni
moins que des millions d'employés astreints à vendre leur temps pour un salaire
de merde.
Tout allait donc bien.
Mais qui s'intéresse aux trains
qui arrivent à l'heure ? Seules les morsures et les griffures laissent des traces au
corps et à l'âme, les caresses glissent et se perdent. Ce matin-là, assis
derrière son bureau, à l'aube de cette journée qui se déroulerait comme celle
de la veille et celle du lendemain, il sentit les larmes monter, il sentit sa
gorge se nouer, étranglée
par des mains invisibles. Cela devait bien faire trente ans qu'il n'avait pas
pleuré. Il se souvint de cette sensation, violente, à la mort de son oncle, qui
l'avait fait s’effondrer comme une merde, étouffé par ses sanglots ; il
était tombé à genoux, la morve au nez, le souffle coupé, il avait même vomi sa
bile ; il se souvint de ses larmes.
Il avait l'impression qu'on lui
enfonçait des doigts dans les yeux, mais ses orbites douloureuses ne lâchaient
rien. Pas une larme ne sortait de son corps. La panique le gagna, il eut peur
que quelqu'un n’entre
dans son bureau et ne le découvre dans cet état, car il était certain que
sa douleur se voyait, et qu’il ne pourrait la cacher, faire semblant une fois
de plus, comme si tout allait bien, comme si tout était normal. Normal. Il se leva et tenta de voir
son reflet dans la fenêtre. Il n'y vit rien, pas plus son visage que la ville
au loin. K. se demanda s'il n'était pas déjà mort, s'il n'était pas le rêve
d'un mort. Seuls les fantômes et les vampires sont dépourvus de reflet,
créatures du trépas ; il comprit qui il était, un né-mort, une carcasse
équarrie par la vie, étrillée par le confort et la sécurité.
Comme il est difficile de ne
pouvoir s'en prendre à personne, pas même à soi. Sa vie, il l'avait construite,
il l'avait choisie, il y avait cru. Aucun grand malheur n'était venu le
frapper, aucune grande exaltation non plus. L'aberration du tiède,
l'abomination de la mesure, l'abjection du compromis. Cet équilibre tant convoité, lui, il l'avait
trouvé et atteint, et ça le rendait désormais malade. Un bonheur standard à
ranger au rayon des métastases.
Ouvrir la fenêtre et sauter.
Il ne sauta pas. Personne n'entra
dans son bureau ce matin-là, il resta debout face à la fenêtre, attendant
d'être soulagé par la venue des larmes. Elles ne vinrent pas non plus. Une fois
de plus, il ne se passait rien, rien de mal, rien de bien, rien.
Piège magnifique, sans issue, optimisé
pour conserver ses victimes intactes. La vie. Il se demande pourquoi certains y
échappent, il se dit que des autels devraient être élevés au nom de tous les
nés-morts, ces héros, les seuls et véritables héros de ce monde.
Il aimerait tant pleurer, ouvrir
les vannes de la détresse et pleurer des larmes d'acide, pleurer comme on chie
une dysenterie, par rasades, jusqu'à se vider de toute sa normalité, déshydraté
comme un haricot sec. K. le haricot sec. Mais rien ne sort. Même les larmes se
refusent à lui.
K. finit par décrocher son regard
du vide, les digues n'ont pas cédé et le fleuve va continuer lentement sa
course, blotti dans son lit, calme et sage. Il s'essuie les yeux, par réflexe,
parce qu'ils lui font mal, parce qu'il aurait tant aimé sentir une goutte de
désespoir sur sa joue. Dans quelques minutes K. va relativiser, se ressaisir
comme on dit et voir le bon côté des choses. Il va reprendre sa vie, celle
qu'il n'a en fait jamais quittée, sa vie d'homme heureux. Il va retrouver sa
vie d'homme mort. Rentrer dans le tiroir de morgue qui lui sert d'appartement,
retrouver sa monogamie et ses deux excroissances, et tout ce qui va avec. Sur
le chemin, il se demande où sont passées ses larmes, s'il est possible de les
perdre, perdre ses larmes comme on perdrait ses clefs, comme un con. Tout le
monde est capable de pleurer, même les fous, même les autres. Il lui fallait
certainement un déclencheur, comme pour la mort de son oncle.
La vie de K. se déroula donc
ainsi, comme elle s’était
toujours déroulée, à la seule différence que cette crise de non-larme se
reproduisit quelques mois plus tard, et se reproduisit encore, et encore. Les mois passèrent
et les crises se rapprochèrent jusqu'à atteindre un état de constance.
Les journaux titrèrent, au
lendemain du massacre : Un déséquilibré abat sa femme et ses enfants ; les
services de police n'ont encore aucune idée du mobile précis : accès de
folie, vengeance, jalousie ? La seule déclaration du suspect s’est limitée
à : « Mes yeux pleurent, ils m'ont sauvé, mes yeux pleurent. »
Pierre Savalli
Illustration : Chaïm Soutine, Maternité.