mardi 26 mars 2013

Liam O'Flaherty, Nestbeschmutzer irlandais !








Nestbeschmutzer : Allemand, littéralement "celui qui souille son propre nid". C'est ainsi que Thomas Bernhard fut parfois traité par son Autriche natale. 
(Précisions du traducteur)
R.


"Vos livres sont obscènes. Vous ne faites que diffamer votre pays. Vous êtes le pire de toute cette bande d'écrivains dévoyés, achetés par les Anglais pour humilier la race irlandaise." Le roman de Liam O'Flaherty, A mes ennemis ce poignard, ne débute pas comme ça, mais c'est par ces mots qu'un personnage, une "sorte de professeur faisant autorité, ou presque, dans le domaine des traditions populaires, des chansons populaires, et certainement de la musique populaire, de l'Irlande et de ses environs" donne au texte sa tonalité. Et ces mots nous rappellent d'emblée un autre pays que nous connaissons bien.

Ecrit au début des années 30, ce voyage autobiographique d'O'Flaherty nous porte dans le sillage des errances de l’auteur en quête de la "vérité". Une vérité énigmatique et singulière, la vérité d'une oeuvre qui se construit contre le monde, contre Dieu, contre la révolution nationale, contre le communisme et contre le capitalisme, une vérité, enfin, pleine de paradoxes mais toujours nourrie par une certaine acrimonie autant que par une passion effrénée pour "la fornication, la beuverie et la bouffe".

 Dans cette quête nous suivons le narrateur de son lieu de naissance, les îles d'Aran, au large de Galway, jusqu'à la pointe de la Bretagne, sur une autre petite île, usée par l'érosion, par l'ennui, mais belle par la simplicité de caractère et la franchise de ses habitants, des pêcheurs « rouges » qui pensent que le Grand Soir viendra du monde des marins. Nous aurons aussi, chemin faisant, voyagé du côté de l'Espagne, puis à Paris, à New-York ou en Russie, d'un comptoir à l'autre, du salon d'un hôtel à un cabinet éditorial, sentant l'auteur traîner un regard ironique sur la veulerie humaine, sur la médiocrité, sur les penaudes illusions et les vains espoirs, mais dans une perpétuelle oscillation entre cynisme et tendresse. On est saisi par cette galerie de personnages qui semblent illustrer tous les contrastes de l'âme humaine : une riche américaine ayant quitté son mari pour suivre les pérégrinations d'un jeune peintre, un lourdeau d'éditeur allemand que l'auteur envoie balader en lui parlant Gaélique, un Français puant de prétention qui philosophe sur la corrida et le sadisme ibérique…

Pour O'Flaherty, le livre est également l'occasion d'évoquer sa rencontre avec la grande Histoire. Par deux fois, il eut à se confronter aux violentes secousses du monde. Lors de la première guerre mondiale d'abord. Engagé chez les Gardes Irlandais, il combattit en première ligne et fut gravement blessé à Langemark en 1917. Il raconte que cet évènement lui fit presque perdre la raison jusqu'à son arrivée à l'hôpital de Dublin où les médecins le crurent devenu définitivement dingue. Son second rendez-vous avec l'Histoire eut lieu après guerre, comme combattant dans les rangs de la Révolution irlandaise. Mais en 1922, lorsque le conflit tourna à la guerre civile, il choisit le mauvais camp - celui des communistes - et fit le coup de feu contre l'Etat Libre. Il raconte qu'en combattant pour tenir une position, celle d'un pont ouvrant sur O'Connell street, là où se trouvait le siège des Républicains qu'il fallait défendre, il entendit dans la foule une vieille mégère qui le maudissait (sans s'apercevoir de sa présence), elle hurlait : "Savez-vous que Liam O'Flaherty est mort ? Ce sanguinaire, cet assassin ! Dieu soit loué ! C'est l'homme qui a enfermé des chômeurs dans la Rotonde et qui a abattu ceux qui refusaient de cracher sur le Saint Crucifix ! "

Comprenant - bien avant Sean O'Casey - que l'heure était venue de fuir ce pays où la victoire était laissée aux grenouilles de bénitiers, il abandonna le champ de bataille et partit faire le vagabond à Londres. Pendant deux ans, il se déplacera armé, lorgnant dans les coins par crainte d'être assassiné par ses anciens compagnons d'arme. Et c'est ici, tout en se faisant entretenir par une de ses conquêtes, et avant qu'il ne l'abandonne lorsque le destin lui fut enfin devenu favorable, qu'il parviendra à faire publier ses textes pour la première fois. C'est aussi hanté par la désillusion de l'expérience de la guerre civile qu'il rédigera son célèbre roman Le Mouchard que son compatriote, John Ford, adaptera au cinéma dix ans plus tard.

Lisant O'Flaherty, on ne peut s'empêcher de songer à Miller, à cette aptitude à faire de sa propre vie - la vie d'un bel insouciant - un univers dans lequel la création ira puiser sans limite; à Orwell aussi, lorsqu'est évoquée la pauvreté de l'époque parisienne ou encore la remise en cause acerbe du modèle communiste qui renvoie à d'autres textes immenses de l'auteur anglais. Les admirables pages sur la guerre - la lâcheté des hommes jetés dans cet enfer - feront quant à elles penser au Céline du Voyage au bout de la nuit et cette guerre de 14 constituera d’ailleurs, pour Bardamu comme pour O'Flaherty, le début de l’errance. Enfin, une longue digression sur le jeu - les courses de chevaux en l'occurrence - peut être vue comme une forme d'hommage au Joueur de Dostoïevski.

Mais c'est à Fante que l'on songera immédiatement car le vagabond irlandais par son humour, par sa révolte jubilatoire contre sa communauté d'appartenance, et par cette thématique de l'écrivain fauché assoiffé de célébrité et de richesse, est sans conteste le frère maudit du génie italo-américain.

Son double de narration apparait comme un Bandini insulaire qui, en dépit de ses concessions au dandysme, sent toujours l'odeur des embruns et traine son accent et sa sagesse populaire dans les cafés romantiques et les cercles littéraires. A plusieurs reprises dans cet ouvrage - et surtout à la fin de celui-ci, par l'intégration au roman d'une nouvelle burlesque évoquant une demande en mariage - nous retournons avec l'auteur vers les rivages érodés des iles d'Aran. O'Flaherty enrageait contre la mise en scène de sa culture par les mystiques de la révolution mais il était bien un homme de sa terre, et il savait l'évoquer sans verser dans le grossier romantisme nationaliste. Fils d'Inishmore, il a parlé le Gaélique avant de connaître l'Anglais, il fut une sorte de devin pendant son enfance - ce qui lui fit croire à un destin religieux, contre lequel il s'est aussi révolté, comme nous pouvons le supposer. Il connaissait la douleur de la pauvreté, celle de l'enfermement géographique et de l'alcoolisme qui pèsent sur le funeste destin de son pays. Et lorsque Synge, par exemple, s'émerveillait des histoires de fairies et déblatérait au sujet des racines ethniques immémoriales des insulaires qui l'accueillaient, O'Flaherty évoquait quant à lui des histories de beuveries, de bastons et de déviances obscènes qui elles, bien plus que les fées, peuplaient son univers.

Marc Biancarelli

Traduction : J.-F Rosecchi