Nestbeschmutzer : Allemand, littéralement "celui qui souille son propre nid". C'est ainsi que Thomas Bernhard fut parfois traité par son Autriche natale.
(Précisions du traducteur)
R.
"Vos
livres sont obscènes.
Vous ne faites que diffamer votre pays. Vous êtes le pire de toute cette bande
d'écrivains dévoyés, achetés par les Anglais pour humilier la race
irlandaise." Le roman de Liam O'Flaherty, A mes ennemis ce poignard, ne débute pas comme ça, mais c'est par
ces mots qu'un personnage, une "sorte de professeur faisant autorité, ou
presque, dans le domaine des traditions populaires, des chansons populaires, et
certainement de la musique populaire, de l'Irlande et de ses environs"
donne au texte sa tonalité. Et ces mots nous rappellent d'emblée un autre pays
que nous connaissons bien.
Ecrit au début
des années 30, ce voyage autobiographique d'O'Flaherty nous porte dans le
sillage des errances de l’auteur en quête de la "vérité". Une vérité
énigmatique et singulière, la vérité d'une oeuvre qui se construit contre le
monde, contre Dieu, contre la révolution nationale, contre le communisme et
contre le capitalisme, une vérité, enfin, pleine de paradoxes mais toujours nourrie par une certaine acrimonie
autant que par une passion effrénée pour "la fornication, la beuverie et
la bouffe".
Pour
O'Flaherty, le livre est également l'occasion d'évoquer sa rencontre avec la
grande Histoire. Par deux fois, il eut à se confronter aux violentes secousses
du monde. Lors de la première guerre mondiale d'abord. Engagé chez les Gardes Irlandais, il combattit en
première ligne et fut gravement blessé à Langemark en 1917. Il raconte que cet
évènement lui fit presque perdre la raison jusqu'à son arrivée à l'hôpital de
Dublin où les médecins le crurent devenu définitivement dingue. Son second
rendez-vous avec l'Histoire eut lieu après guerre, comme combattant dans les
rangs de la Révolution irlandaise. Mais en 1922, lorsque le conflit tourna à la
guerre civile, il choisit le mauvais camp - celui des communistes - et fit le
coup de feu contre l'Etat Libre. Il raconte qu'en combattant pour tenir une position,
celle d'un pont ouvrant sur O'Connell street, là où se trouvait le siège des
Républicains qu'il fallait défendre, il entendit dans la foule une vieille
mégère qui le maudissait (sans s'apercevoir de sa présence), elle hurlait :
"Savez-vous que Liam O'Flaherty est mort ? Ce sanguinaire, cet assassin !
Dieu soit loué ! C'est l'homme qui a enfermé des chômeurs dans la Rotonde et
qui a abattu ceux qui refusaient de cracher sur le Saint Crucifix ! "
Comprenant -
bien avant Sean O'Casey - que l'heure était venue de fuir ce pays où la
victoire était laissée aux grenouilles
de bénitiers, il abandonna le champ de bataille et partit faire le
vagabond à Londres. Pendant deux ans, il se déplacera armé, lorgnant dans les
coins par crainte d'être assassiné par ses anciens compagnons d'arme. Et c'est
ici, tout en se faisant entretenir par une de ses conquêtes, et avant qu'il ne
l'abandonne lorsque le destin lui fut enfin devenu favorable, qu'il parviendra
à faire publier ses textes pour la première fois. C'est aussi hanté par la
désillusion de l'expérience de la guerre civile qu'il rédigera son célèbre
roman Le Mouchard que son compatriote, John Ford,
adaptera au cinéma dix ans plus tard.
Lisant
O'Flaherty, on ne peut s'empêcher de songer à Miller, à cette aptitude à faire
de sa propre vie - la vie d'un bel insouciant - un univers dans lequel la
création ira puiser sans limite; à Orwell aussi, lorsqu'est évoquée la pauvreté
de l'époque parisienne ou encore la remise en cause acerbe du modèle communiste
qui renvoie à d'autres textes immenses de l'auteur anglais. Les admirables
pages sur la guerre - la lâcheté des hommes jetés dans cet enfer - feront quant
à elles penser au Céline du Voyage au
bout de la nuit et cette guerre de 14 constituera d’ailleurs, pour Bardamu
comme pour O'Flaherty, le début de l’errance. Enfin, une longue digression sur le jeu - les courses de
chevaux en l'occurrence - peut être vue comme une forme d'hommage au Joueur de Dostoïevski.
Mais c'est à
Fante que l'on songera immédiatement car le vagabond irlandais par son humour, par sa révolte
jubilatoire contre sa communauté d'appartenance, et par cette thématique de
l'écrivain fauché assoiffé de célébrité et de richesse, est sans conteste le
frère maudit du génie italo-américain.
Son double de
narration apparait comme un Bandini insulaire qui, en dépit de ses concessions
au dandysme, sent toujours l'odeur des embruns et traine son accent et sa
sagesse populaire dans les cafés romantiques et les cercles littéraires. A
plusieurs reprises dans cet ouvrage - et surtout à la fin de celui-ci, par
l'intégration au roman d'une nouvelle burlesque évoquant une demande en mariage
- nous retournons avec l'auteur vers les rivages érodés des iles d'Aran. O'Flaherty enrageait contre
la mise en scène de sa culture par les mystiques de la révolution mais il était
bien un homme de sa terre, et il savait l'évoquer sans verser dans le grossier
romantisme nationaliste. Fils d'Inishmore, il a parlé le Gaélique avant de connaître
l'Anglais, il fut une sorte de devin
pendant son enfance - ce qui lui
fit croire à un destin religieux, contre lequel il s'est aussi révolté,
comme nous pouvons le supposer. Il connaissait la douleur de la pauvreté, celle
de l'enfermement géographique et de l'alcoolisme qui pèsent sur le funeste
destin de son pays. Et lorsque Synge, par exemple, s'émerveillait des histoires
de fairies et déblatérait au
sujet des racines ethniques immémoriales des insulaires qui l'accueillaient, O'Flaherty
évoquait quant à lui des histories de beuveries, de bastons et de déviances obscènes qui elles,
bien plus que les fées, peuplaient son univers.
Marc
Biancarelli
Traduction : J.-F Rosecchi