A travers quelques errances et mouvements browniens en zone urbaine, la triste condition du mâle solitaire en milieu froid. Et il se trouve que le mâle est fumeur. Un texte d'Erwan Briant qui est notre invité du jeudi.
Il écrasa sa cigarette avec douceur, comme s'il voulait
éteindre chaque particule enflammée une à une. L'attente de la prochaine allait
être longue, comme d'habitude. L'espace-temps entre deux cigarettes, pour un
fumeur, est un espace de lucidité mentale presque inhumaine, surtout la nuit,
mais il se réduisait pour lui à un non-temps, un vide, un trou noir.
Il sortit son paquet, marqué des fameux messages anti-tabac, "Fumer
tue", "Fumer entraine une mort lente et douloureuse".
Lente et douloureuse, cela l'enthousiasmait. Il souhaitait mourir lentement, le
douloureux en option. A vrai dire, il s'en foutait. Mais la mort brutale, qui
vous tombe sur la gueule un beau jour de mai lui semblait intolérable. La vie
se coupait, le film s'arrêtait à son paroxysme, ou bien l'intrigue n’était pas
encore connue. Cela le faisait vomir. Son film devait avoir un développement
logique, avec toutes ses phases, bien distinctes, que le monde des biaisés
puisse le suivre avec entendement.
Il s'alluma une cigarette. Une cigarette perdant sa fraise est une mort
brutale, si ce n'est qu'on peut la rallumer. Le briquet humain n'a pas encore
été inventé. La mort interrompt définitivement la vie : cette phrase, un enfant
serait capable de la comprendre, mais un adulte a beaucoup plus de mal. Il ne
va pas "jusqu'au filtre". La mort, chers croyants, est une cigarette
tombant dans une flaque, un triste jour de novembre.
Van Morrison jouait le fond sonore, « The Back Room ». Avec une cigarette, ça
vous donne toujours l'air d'un cow-boy, même dans un 21m2 en plein 3ème
arrondissement, rue de Sevigné. Le musée Carnavalet était sûrement l'un des
pires de la ville. L'histoire de Paris fut certes passionnante, Lutèce, la
Commune, la Révolution, les travaux haussmanniens... Mais après tout, qui s'y
intéresse réellement, "jusqu’au filtre" ? Bien sûr les vieilles
Parisiennes, anciennes fonctionnaires d'ambassade, secrétaires de ministres, se
pavanaient dans les musées. C'était le grand train, et ce train, à 80 ans, elles
le prenaient avec aisance, courant du matin au soir : un café avec une vieille
connaissance, une visite chez le médecin, un restaurant avec une ancienne
collègue, un saut chez le notaire pour régler les détails du testament, un
apéritif dînatoire précédé d'un concert de classique à l'ambassade
ukrainienne... Il n'aurait pas pu suivre ce train, la trentaine approchant.
Duel de générations ou affrontement de classes ? Quoi qu’il en soit, pendant
que les provinciales tricotaient ou jouaient au tarot, les old ladies de la
capitale hantaient les théâtres et les brasseries.
Enfin, il s'en foutait. La télévision proclamait la future star planétaire du
football. Ça aussi il s'en foutait. La vie parisienne l'ennuyait vraiment. Des
amis, il en avait très peu, voire aucun, il ne s'en rappelait pas vraiment. Ses
échanges humains se résumaient à un SMS à sa mère, chaque soir, à un bonsoir à
sa voisine... Le gérant du tabac près de l’Hôtel de Ville était, à peu de
choses près, l'humain avec qui il avait le plus de discussions.
Il pensait à arrêter, il avait toujours pensé à arrêter, depuis sa première
cigarette. Il se trouvait alors à Londres et tout s'était enchaîné à une
vitesse folle, sa première cigarette, sa première fille, son premier rail. Il
avait abandonné la coke, désespéré les femmes, mais s'accrochait à la Marlboro
rouge. C'était une époque bénie. Des instantanés lui revenaient, alors qu'il
commençait à fumer le filtre. Cette fille notamment, traits imparfaits, cheveux
longs et mal coiffés, mais dont le charme était surnaturel. Ses yeux n'étaient
ni bleus ni verts. Il l'avait évidemment aimée, si l'on peut dire ça. Si l'on
peut encore parler d'amour. Il écrasa sa cigarette fermement, la fumée
s'interrompit sèchement.
L'amour, il ne savait pas s'il l'avait vécu. Comment le savoir sans avoir le
moyen de comparer? Comment savoir ? Il n'avait vécu que très peu "en
couple", en couple formel pour être précis. Il voulait être libre. Il
avait eu un certain succès. A l'époque, son style décalé faisait craquer les
filles. Il n'y pensait que rarement. Cette époque était révolue. Il ne voulait
plus conquérir. Il ne voulait plus rien. Il n’avait plus que de futiles
intérêts. Penché à sa fenêtre, il méditait sur tout. Le ciel était grisâtre,
d'un gris pâle et stérilisant. Il ne pleuvait pas. Van Morrison n'éclaircissait
pas son esprit. Ce n'était pas une journée à commencer quoi que ce soit. Il
retourna se coucher.
Les nuages couraient à travers l'azur. Le vent des grandes villes est le moins
supportable. Il amène un air nauséabond qui semble provenir du béton, mais qui
est mis en mouvement et qui vous agresse par rafales. Il déambulait sur les
quais de Seine, l'eau verte ne parvenait même plus à refléter le ciel, la ville
était comme l'humanité, elle se décomposait et perdait de son âme. Cette
rivière infestée lui semblait misérable. Elle lui inspirait une sorte de pitié,
sentiment inventé par les puissants. La plénitude était si loin. Ce spectacle
de marionnettes cachait un vide vertigineux. Il s'accrochait, sentait sa
terrible présence, cette présence qui vous ramène sur terre après de beaux
moments d'euphorie, cette présence qui vous dégrise, qui vous renvoie à votre
poids initial alors que vous voliez, libre et souhaitant la paix dans le monde,
le bien universel.
Les faiseurs de bien, il n'y croyait pas. Tout comme à l'existence de Dieu. A
la séparation du corps et de l'esprit. Il ne songeait pas une seule seconde
qu'une action humaine puisse être désintéressée. C'est le propre de l’homme, un
égoïsme qui dépasse la définition même du mot. Un égoïsme permanent, encore
plus fort s’il se déguise en son contraire. Altruisme, il n'aimait pas ce mot.
Il sonnait tellement faux. Il avait établi une liste de mots insupportables à
l'oreille et à la vue. Prêtre était en tête de liste, suivaient démagogie,
caritatif ou encore vasectomie et fleur. Il se sentait désespéré. L'objectif de
tout homme vivant est de dominer son prochain, même inconsciemment. Il avait de
vagues souvenirs d'aide, d'hospitalité… Machination pour mieux réduire l’autre
en esclavage ? La pitié n’était pas souhaitable. Il était certain pourtant d'en
inspirer à tous.
Il marchait encore, évitant soigneusement de mettre un pied sur les lignes des
dalles du trottoir. Il gardait cette habitude de son enfance. Comme une façon
de rester "carré" sur l’inégal. Faire les bons choix. Rester dans le
carré ou marcher sur la ligne. L'un comme l'autre peut apporter ce que tout
homme souhaite, mais le chemin des lignes est plus étroit.
Il rentra chez lui, sortit une Kronenbourg et alluma une cigarette. Il n'aimait
pas fumer en marchant, confondre ces deux plaisirs les annulait l'un l'autre.
Il se mit à la fenêtre et fuma jusqu'à ce que la nuit tombe, couvrant le monde
d'une obscurité qui cachait les vices les plus insondables... Il alla se coucher,
prenant soin de fermer ses volets, histoire de ne pas pouvoir deviner l'heure,
quand, demain, il ouvrirait les yeux.
Erwan Briant