Dans cet extrait de roman, Acquaviva ne peint pas l'être, il peint le passage. Le passage de vies animales dans d'autres vies animales, dans d'autres corps, pour une quête d'un absolu de justice, infinie et chaotique.
Un travail d'interprétation de ce mouvement par Bernadette Micheli.
Je
n’avais rien et voilà que j’ai tout, luxe, pouvoir et abondance. Je suis
entouré et pourtant seul. Quel sentiment étrange. J’ai vécu l’isolement,
l’abandon, l’enfermement mais jamais l’un de ces instants ne m’a laissé
l’esprit vide, sombre et silencieux.
Jusque-là
je ne connaissais pas l’ennui, cette impression que le temps passe en vain, ni
la morne habitude qui est ici la règle. Deux fois par jour, invariablement,
nous nous installons à table, le Général en tête et le reste des convives de
part et d’autre. Nous sommes sept, six statues muettes, têtes basses, et cet
homme trop prolixe qui déverse sa mégalomanie grisé par le vin qu’il boit
à profusion. Il y trouve la gouaille nécessaire pour narrer chacune de ses
conquêtes; batailles et
actes de bravoure dignes d’un guerrier millénaire, armées impudentes et
défaites, jusqu'à ces vieilles femmes riches, moribondes à l’esprit vermoulu,
dépouilles d’un autre temps. Il avait jadis cueilli ces fleurs fanées, ces
fruits gâtés qui l’avaient laissé faire. Il avait apporté un dernier spasme de
vie et de plaisir dans leurs nuits froides. Pour cela elles l'avaient couvert
de l'or qu'il croyait mériter. Il en avait fallu du courage pour caresser ces
peaux sans douceur, visiter ces corps infirmes et mordre ces lèvres
exsangues.
À sa
droite Elisabeth, son épouse, l’une de celles dont on dit qu’elle a été belle.
Je ne connais pas de pire phrase pour parler d’une femme. La beauté ne se perd
jamais. Face à elle Claire, sa troisième fille. Je goûte ses vingt ans chaque
fois que ce monde me pèse. Ce sont des étreintes passionnées, folles, furtives.
Nous ne prenons jamais le temps de nous séduire, de nous découvrir, nous ne
nous déshabillons même pas. A quoi cela servirait-il ? Ici il n’y a pas de
paille. C’est « Elle » que j’aurais dû regarder, mon épouse. J’ai
oublié son nom. Mais je m’étais déjà trop abimé les yeux à chercher dans ceux
de cette femme une lueur quelconque. Claire me comprenait. Peut-être étions
nous les mêmes, peut-être avait-elle aussi un paradis caché.
Statues
quatre et cinq, Catherine et Jules, la seconde fille d’Elisabeth et son
mari, deux ombres.
Le
général vomit ses mensonges dans l'indifférence totale. Chaque parole,
chaque syllabe, chaque souffle de ce porc sans âme me donne la nausée,
l'envie d’arracher ces vêtements ridicules et d’enfoncer mes ongles dans
sa chair. J’aurais voulu lui couper la langue et la jeter aux chiens comme il
le fait de mes heures, mais je reste immobile.
Je me
sens comme une île, cerné par une étendue infinie et désertique. Je ferme les
yeux. Les vagues s’abandonnent et battent mes côtes. La brise marine souffle en
moi comme elle parcourt les forêts, libre, déchaînée, vivante. Je ne pense
presque plus, je ne suis plus là. Je visite l’ailleurs mais je ne suis nulle
part.
Je suis
une île, un lieu lointain, une terre vierge que personne ne foulera jamais. Je
suis en paix, libérée de toute colère, le temps ne compte plus. Je vois
s’approcher ces bateaux. Ils sont dix, cent, bondés de soldats prêts à
m’assaillir. L'un d'eux plus grand, altier, trop fier, déborde d’orgueil et de
mépris pour tout ce qui n’est pas lui. Parfois un oiseau s’envole de son plus
grand mat, blanc et léger comme le vent, il virevolte, effleure le ciel puis
retourne s’y percher. Il ne sait pas choisir entre prison et liberté. Deux
navires se tiennent à l’écart, côte à côte, dans l’ombre du plus
grand, immobiles et pavillon en berne. Ils sont si communs que je ne peux
différencier poupe et proue. Ils sont aussi simples qu’il est vaniteux. Leurs noms
sont effacés autant que le sien brille. Un autre plus petit reste caché
derrière, écrasé par sa superbe, condamné à suivre son sillage. Un dernier
attire mon regard, sûrement le plus étrange. Sur son flanc pas d'inscription.
Pompeux, teint de fausse beauté, tout en lui respire le mensonge, le dédain et
la volonté de plaire. Je regarde ses voiles blanches gonflées par les vents
insensés qui viennent s’y perdre. Je pleure pour ces souffles emplis des
parfums nés de ses voyages qu’il vole, asservit et trompe sans vergogne. J’aime
les vents libres qui ne rencontrent aucun obstacle, qui vont comme des caresses
visiter chaque monde. J’aime l’oiseau qui effleure le ciel même s’il ne sait
pas choisir son destin.
Les
barques sont à l’eau. J'entends le murmure des soldats, le tintement des armes.
Ils veulent entrer en moi, m’envahir et me laisser marquée du rouge de
leurs fers. J’ai cru un instant pouvoir accueillir leur venin, je me suis
laissé tromper par leurs promesses mais à présent tout est clair. Ils ne
viennent pas vers moi, mêler ce qu’ils sont à ce que je suis. Ils veulent
décider et imposer ce que je dois être. Je ne peux pas me laisser faire. Et de
pierre je me fais air, d'île je me fais nuage. Je reste un instant à survoler
ces grands navires, je veux leur donner le temps de mesurer combien il y a
danger à défier une île qui veut seulement la paix. Ils doivent comprendre que
l’orgueil, la vanité, l’indifférence et les certitudes font peu de poids face à
une juste colère. Et d’air je me fais à nouveau pierre, puis eau et vague
immense emportant cette armada de pacotille. Il ne reste
maintenant qu’un oiseau et le ciel.
Il me
semble ouvrir les yeux et ne les avoir jamais fermés. Autour de moi, au milieu
de ce désordre, gisent sans vie presque tous ceux qui un instant auparavant
étaient attablés à mes côtés. Je suis debout devant Claire. Son regard est plus
beau que jamais, une nouvelle lueur y brille. Ma main caresse son visage. Une
dernière fois nos yeux s’embrassent. Est-elle un oiseau ? Et moi ? Suis-je
une île ?
Jean-Yves Acquaviva
Traduction : Bernadette Micheli
Illustration : J.M.W Turner, Fort Vimieux.