Une lecture d'Emmanuelle Caminade.
Indociles,
Laure Limongi, éditions Léo Scheer, octobre 2012, 196 p.
J'aurais
sans doute écarté cet essai littéraire portant sur quatre écrivains
"expérimentaux" - que Laure Limongi préfère nommer
"indociles" – si, par un de ces hasards insistants qu'aime souligner
l'auteure, je n'avais découvert l'un d'entre eux à l'occasion d'un séjour en
Corse. Un écrivain insulaire m'y avait en effet parlé avec enthousiasme
d'Hélène Bessette, me donnant à lire quelques extraits d'Ida ou le délire qui
venait d'être réédité par Léo Scheer dans la collection Laureli dont le titre
reprend le surnom de sa fondatrice ...
C'est
à la fois en tant que lectrice passionnée, «auteure pudique et éditrice
militante» que Laure Li...mongi ose nous y parler «des livres qui [lui] font
battre le coeur» en mêlant l'autobiographie à l'essai sous forme d'un journal.
Et son amour de la littérature, la sensualité de son rapport à l'objet-livre,
la sincérité de son engagement, son humour toujours présent, son admiration
pour ces auteurs, disant aussi l'humain derrière l'écrivain, la simplicité et
la pertinence avec laquelle elle analyse leurs oeuvres, tout cela conquiert le
lecteur, venant bousculer les clichés sur une littérature que beaucoup pensent
réservée aux spécialistes car trop exigeante.
Laure
Limongi trouve le ton juste en adoptant un "vous" associant proximité
et distance. Elle établit ainsi une connivence avec le lecteur tout en prenant
du recul pour s'adresser à elle-même, distance comique allégeant encore un
essai qui n'a rien de pédant ni de rébarbatif et anéantissant du même coup tout
soupçon d'égotisme. Présentant successivement les auteurs choisis, elle
renouvelle de plus notre intérêt et notre plaisir en faisant baigner chaque
partie dans une atmosphère particulière.
La
première nous conte ce choc reçu par une étudiante studieuse dans une
bibliothèque hantée par «le clone de Foucault», comme «d'aucuns se prennent
Dieu sur la tête au détour d'une colonne d'église». Une révélation qui
détermina son entrée en littérature indocile. Le texte, teinté de nostalgie et
d'émotion, captivant, incite à découvrir l'oeuvre de Denis Roche où «écriture
et photographie ne cessent de communiquer». Mais la précision des descriptions
ne saurait suppléer l'absence totale de reproductions, ce manque finissant par
émousser le désir après l'avoir attisé.
La
partie consacrée au mystère Bessette, rebondissant sur une chaîne réjouissante
de coïncidences parfois incongrues, s'apparente à une enquête pour résoudre
l'énigme d'un oubli médiatique. Elle éclaire la personnalité de l'écrivain et
la force d'une oeuvre abordée surtout globalement.
La
partie concernant l'oeuvre explosive et vertigineuse de Kathy Acker rapproche
de manière surprenante des mondes multiples, nous faisant pénétrer dans ceux de
la musique rock et même du bodybuilding... Approfondie et passionnante, elle
m'a donné une réelle envie de lire cet écrivain américain.
Quant
à la quatrième, pastichant malicieusement B.S. Johnson, elle nous plonge dans
l'univers délirant, grinçant mais aussi poignant, d'un autre virtuose.
Les
consonances qui relient ces quatre – voire ces cinq - auteurs indociles sont
frappantes.
Ces
derniers sont d'abord des écrivains qui refusent tout enfermement et tentent
avec énergie de bouger les lignes, au propre comme au figuré, qui refusent les
frontières – à commencer par celles des genres littéraires et culturels. Des
auteurs décalés qui ne se soumettent pas à l'ordre littéraire établi ni aux
modes, leur engagement se fondant sur l'authenticité et la nécessité. Tous
«interrogent la forme (...) la réinventent» mais célèbrent la mémoire – un
"sentiment révolutionnaire" disait récemment Régis Debray! –, et ils
s'adonnent à un certain «piétinement» de la «tragédie humaine» : fascination de
Denis Roche pour les rituels Dogons, litanie funèbre qu'est aussi à mon sens
Ida ou le délire, hommage répété à tous ces grands auteurs dont Kathy Acker
pille les textes, célébration de l'ami disparu par B.S. Johnson dans un livre
doublement tombeau. Des auteurs d'une folle liberté qui semblent vouloir
«provoquer la camarde», exorciser le temps qui passe. Passage du temps que
Denis Roche décline aussi dans le gris de ses photos auquel fait écho, dans
l'avant-propos, ce souvenir d'enfance de Laure Limongi qui émerge avec vivacité
d'un écrin de gris ...
Et
cette révélation prémonitoire appartenant à un temps révolu transcende d'emblée
la dimension littéraire - et même politique - de l'essai qu'elle introduit.
Cette mésange inconsciente du danger manifestant «bruyamment sa présence» face
à un molosse, indifférente à la «disproportion des forces», ne renvoie pas
seulement en effet à des auteurs indociles - qui eux ne sont pas inconscients
et ont le désir et la volonté de risquer leur liberté d'écrivain. C'est plus
largement le refus de la soumission au conformisme de la survie, c'est la
liberté et la singularité de l'homme qui s'affirment face à son destin, la vie
qui se rit de la mort.
Emmanuelle
Caminade