Extrait d'une pièce de théâtre pour deux personnages et un
absent.
Lieu : chambre à coucher.
Temps : La nuit.
Un homme, de passage.
Une femme, qui le reçoit.
Un sac postal en jute, entre eux.
Ce texte part d'un récit
d'Alberto Manguel. Il y raconte son adolescence en Argentine. La disparition
de ses camarades, la violence de la
dictature. Les mères découvrant sur le palier, dans des sacs postaux, leurs
enfants morts, méconnaissables. Les corps jetés en mer par des avions volant à
basse altitude. Ce texte voudrait dire, sans récit. Ce texte voudrait
donner vie
si possible
Monologues de la Femme (extraits)
Ici
c'est
une
fragile maison de papier dans la brûlure du printemps. C'est le milieu de la
vie
si tu viens
tu connaîtras une femme debout encore dans sa jeunesse, déjà sous les yeux la
trace d'un ancien feu.
Sais-tu
que nos pas écrivent toujours quelque chose, c'est cette histoire que l'on
raconte à ceux qui nous accueillent, c'est le prix de la nuit. Il faut s'en
acquitter. Je voudrais que tu t'invites à rester, que tu laisses s'installer
malgré tout la chaleur, cette folie battante que tu portes au poignet.
Plus on
s'aventure, plus on peine
à
revenir sous l'ombre de la main tendue. Dehors un silence totalitaire rôde, il
voudrait saisir tout l'envers du pays, ceux qui habitent dans le tissu, le
temps est compté. On entend la corne, qui se rapproche, derrière les façades
des maisons.
Tu sais
quelques instants suffisent pour la mise au point. La moindre douleur localisée
dans le corps. Quelques instants suffisent pour ne plus oublier la matière, ne
plus s'oublier.
Dehors,
c'est depuis longtemps, l'heure des livraisons, des sacs de jute mouvants et
tachés de noir. C'est l'heure des portes fermées, ouvertes, fermées, on devine
l'intérieur
des camions frigorifiques
la
boucherie
il faut
jeter la
tête loin
de côté
pour
ouvrir le rideau, percevoir la chair sous le tissu.
Ce que
l'on dirait n'a en soi aucune importance.
Un
tremblement dans les ovaires remplace l'élan, souligne la portée, si menue, le
geste indéfini qui voudrait rassembler
les
morceaux, qui aime encore.
Le monde
existe, il y a cette fille aux vêtements couleur chair il y a le vieil homme,
de quoi parlent-ils ? Leurs propos se perdent dans la circulation du sang,
prennent une direction que l'on écoute plus. À droite, vers la droite, deux
mots pas plus pour nous étreindre dans la langue maternelle, dans les visages
rasés de frais. une langue pour les dimanches matin, les courses de chevaux, une
langue en attente devant l'étal d'une quincaillerie, les listes de mariage
anciennes. Au bord de la route les cendres. Pas une langue pour crier sans
personne qui réponde
il y
aura là rassemblés beaucoup de choses sans nom encore et encore, l'herbe coupée
pleine d'insectes, les petits soldats, l'odeur du sang qui colle aux mains, aux
pages des livres du fils,
ce sera
jour férié ce jour-là devant la porte, il pleuvra sur nos restes de peau,
et
l'odeur du corps sous la toile, l'orage
Nous n'avons pas été à l'école. Ici
il n'y avait pas de livres. mon fils
c'est l'invention d'une histoire,
il voulait sans cesse y retourner, répétant sans fin, comme une longue phrase
folle Ma mère, que j'aime beaucoup, m'a
donné tout. J'aimerai cette bonne mère ma vie entière, elle m'a soigné tout
petit. on me l'a dit, Elle m'a appris à marcher pas à pas, tenant mon bras: à
dire un mot, puis à tout même à sourire une histoire de rien, il aura fallu
l'inventer à mesure qu'il grandissait, le silence n'existait pas, les poussins
devenaient oiseaux pour redevenir
poussins, un battement du corps
permettait toutes les métamorphoses
en ce temps-là
le pays était toujours habitable,
on pouvait choisir.
devenir ce qu'on voulait, avant
comme après
la vie
les noms des gens ne disparaissaient
pas en haute mer.
J'ai reconnu ses os si fins,
cassés.
(s'adressant
à l'homme)
Viens,
c'est une surprise la fraîcheur d'un parfum
la
poussière et les empreintes nous collent au corps, on appelle
la
langue pour lécher
viens,
le mot compagnon
s'est
écrit de lui-même sur ta peau
je
ramasserai après toi entre les pages, dans les interstices
tout
ongles,
brisures, cheveux noirs qui sont la ramification du noir, ils rempliront le sac
pour
une
nouvelle naissance
je ne la
remettrai pas en cause, je n'écouterai pas les paroles contraires. non
Rassemble
tes forces passe, la porte de mon ventre, chasse l'eau de tes poumons
tu
sauras me trouver. et ça n'est pas la fin, tu viendras après l'heure tardive.
Tes
paroles innocentes couvriront les autres
celles
qui témoignent sur toi du poids des pierres, dans une maison à la porte tirée,
sur le dallage.
oui
Je suis
folle, folle, folle, je suis folle, mais que tout soit lisible empêcherait ta
venue.
Rien ne
servirait dans la forme, rien dans l'écriture, qui furent condamnation en leur
temps.
Sous la
langue le mot pardon se défait, il se mêle à la salive,
les
cheveux mouillés tombent sur les yeux, nuit d'arbres serrés les uns contre les
autres,
nuit
verticale
nous
séparant.
Apprends
par cœur l'indicible de l'huile dans l'eau, et passe, sans faire montre d'aucun
savoir
sauf
celui de la première heure, juste, sois doux sous la main, comme avant,
et il
n'y aura pas de faute comme il n'y en a pas eu, c'est là, la promesse
enfin,
tu
pourras t'endormir après, d'un effort si long
je ferai
entrer les os de l'enfant dans l'enclos
ils
répondront à la chanson
du
berger
à
l'étoile
le
souffle reviendra par les talons
l'eau
inversera sa course
il
suffirait d'un mot, d'une éjaculation pour que tu naisses
sans lumière
ni guide tu avances sur le chemin des métamorphoses.
La
naissance, sais-tu, de quelqu'un sous le ciel, elle est unique. Tu peux le
dire, rien ne te sera ôté. N'as tu pas déjà entendu le cri de l'enfant ?
Pas celui de la perte, pas celui de la souffrance, l'autre, celui qui est rond
et qui enserre la mère comme une seule voyelle qui serait « o ».
le cri
de l'enfant c'est la nudité pure, sans la perte, le cri de l'enfant est nu.
Il est
blanc, c'est un halo de lumière qui passe, une note très haute qui demeure dans
l'air, prononcée pour toujours
les
poussins après la poule après la main, tenant le grain
tant à
donner du tablier plein, on peut mélanger, si on veut hier
avec
aujourd'hui
plus
loin, un jeune homme regarde par la fenêtre périlleuse, et quelques fois la
barre dure de son sexe. Aujourd'hui il oublie les désirs de l'enfance. Le
fleuve qui s'attarde entres morts et vivants a une odeur fermentée, de vase
verte en longs filaments sur les rochers. Les allers-retours sont un hasard, et
tout passe. Une odeur de coquillages pourris.
Au
crépuscule il est comme toi, tant de bêtes et le velours plié des corbeaux qui
passent haut lui voilent le regard, le font plus vague, presque
déjà
mort
(le fils
fantôme parle)
« oui
je veux voir le fond du fleuve, je veux voir si cela s'ouvre, si cela surgit et
fleurit de ce coté-ci, et viendra ou ne viendra pas mais dont je sens tous les
efforts, et peut-être cette fois n'est ce que la mort.
La
mort est un mot.
La
mort est une chose, elle est un corps poétique qui respire sur le lieu de ma
naissance. »
(A.
Pizarnik)
Etienne Cesari
Illustration : Chaïm Soutine, Femme assise (1922).