« On
dit d'un fleuve emportant tout qu'il est violent, mais on ne dit jamais rien de
la violence des rives qui l'enserrent. »
B.
Brecht
« Les
événements sont l’écume des choses dont les causes profondes résident dans
l’ensemble du cosmos. »
P.
Valery
Vous
me demandez si j’ai des regrets ?
Bien
sûr que je regrette.
Je
regrette les teintes rousses de la hêtraie s’enflammant en automne, écharpe
pastel au cou du San Petrone, émergeant, majestueux, de la mer de châtaigniers
qui s’étend à ses pieds et sur laquelle il veille, tutélaire et bienveillant.
Dans
son regard paternaliste qui embrasse la vallée jusqu’à la mer peut se lire la
nostalgie des échos de vie, emplissant tous les villages nichés dans l’écrin
végétal.
Je
regrette aussi la luminosité si particulière de ces débuts de printemps, la
lumière qui agrandit à l’infini ce ciel, le hennissement lointain de l’étalon
rameutant la harde, les poulains de l’année rejoignant les juments à la hâte,
puis le fracas des sabots de la horde dévalant au galop le flanc de la montagne
avant de disparaître en contrebas, laissant derrière elle un nuage de
poussière.
Et
la silhouette altière de l’étalon revenant en arrière s’assurer que personne ne
les suit.
Je
regrette l’émoi sans cesse renouvelé provoqué par le silence assourdissant de
la clochette s’étant tu au bord des fougères, les derniers cent mètres à
parcourir, le cœur battant à tout rompre à cause de la fatigue, de l’émotion,
la peur de ne pas arriver à temps, le regard resserrant le focus sur le setter,
aplati, pétrifié, tous les sens aux aguets, et le vrombissement de la compagnie
de perdreaux se levant devant le chien à l’arrêt.
Je
regrette la rivière gonflée par les pluies de mars et la fonte des neiges, les
premiers lancés dans l’eau vive, au pied de la cascade, juste dans les remous
écumants, et le scintillement de la cuillère fendant les flots se confondant un
court instant avec l’éclair argenté jaillissant du fond pour la saisir.
L’odeur
de la menthe sauvage et de l’aulne en fleur, le crissement des bottes sur le
sable grossier, la course funambule du gerris patinant à la surface de l’eau et
le vol pataud du héron cendré.
Je
regrette les reflets mordorés de sa chevelure enserrant le scintillement
turquoise de ses yeux pétillants, son sourire carnassier, et dans son regard
livre ouvert l’invitation faite à l’étreinte.
Je
regrette le court instant du doute.
Les
tempes battant à tout rompre.
La
course saccadée du cœur dans la poitrine.
Le
trac asséchant la bouche et faisant ruisseler les aisselles.
Le
contact froid de l’acier qu’on peut percevoir à travers les gants.
Le
geste machinal du chargeur qu‘on éjecte pour vérifier une dernière fois.
Une
fois de plus.
Et
qu’on réintroduit bruyamment dans son logement.
Le
cliquetis mécanique de la culasse qu’on actionne.
Le
téton de la sureté qui glisse.
Le
poids rassurant du calibre.
Les
bruits nous parvenant, lointains, atténués par le nuage cotonneux enchâssant
notre esprit, nous entrainant vers l’ailleurs où nous voudrions être, les
questions assaillant notre cerveau, et puis le bruit de la portière qui s’ouvre
ou l’arrêt de la moto ou le bruit de nos talons sur le trottoir qui nous ramène
à la cinglante réalité, la limpide et froide lucidité retrouvée, la sérénité
nous envahissant, le calme domptant les émotions.
En dix-huit ans de prison,
c’est toujours la même question qui revient sur les lèvres de l’ordre carcéral
: « Regrettez-vous ? » Sans repentir, pas de libération conditionnelle. Sans
soumission à leur chantage, pas d’espoir que les portes s’entrouvrent. …..
….Et chaque fois que les
représentants de l’ordre moral, religieux, judiciaire, militaire et policier
exigent de moi cette repentance, je comprends que le pourquoi ayant motivé ma
lutte depuis le combat contre Franco demeure d’actualité.
Pourtant, ne croyez point
que je ne regrette rien. Après dix-huit ans de prison, je regrette par exemple
les parfums d’une forêt de pins après la pluie d’orage, les rues désertes à
certaines heures crues de la nuit, les rires des camarades, ceux qui n’en
reviendront plus et qui ne quittent jamais nos souvenirs, les cavalcades insurgées
sous les grenades lacrymogènes et les balles sifflantes comme des guêpes…
Enfin, pour vous dire que je regrette mille choses. Et décidément, « on peut
regretter les meilleurs temps mais non fuir aux présents ». Ce n’est pas de moi
mais de Montaigne.
(Jean
Marc Rouillan. http://bordijol.over-blog.com/209-index.html
page 28 juillet 2009)
Pierre Laurent Santelli
Illustration : Constellation d'Orion.